Anselm Grün est abbé du monastère bénédictin de Münsterschwarzach en Allemagne. Docteur en théologie et en psychologie, il est accompagnateur spirituel. Ses livres connaissent un grand succès dans le domaine de la spiritualité. Plusieurs ont été traduits en français
3. La nostalgie
L’Avent c’est le temps de la nostalgie. La nostalgie, c’est le désir amoureux de ce qui peut pleinement combler et pacifier notre cœur. Elle est toujours liée à l’amour, au cœur, qu’elle rend plus vaste. Selon saint Augustin, la nostalgie est une disposition fondamentale de l’être humain. Par nature, l’homme est plein du désir nostalgique de Dieu. La chose n’est pas toujours évidente, mais dans tout désir nostalgique, sur cette terre, on peut percevoir l’écho de cette nostalgie ultime. Quand je désire avec passion réussir, posséder, être riche, voir ma valeur reconnue, toujours ce désir va au-delà de tout ce qui est accessible. Il n’est pas de reconnaissance qui puisse satisfaire entièrement mon désir. Il n’est pas de richesse qui puisse me donner une paix totale. Au fond de tous ces désirs, en fin de compte, il y a le désir de Dieu. Cela, saint Augustin l’a saisi dans une formule devenue classique : « Notre cœur reste dans l’inquiétude jusqu’à ce qu’il trouve la paix en toi, mon Dieu. »
Celui qui refoule son désir de Dieu devient l’esclave de désirs maladifs. Le désir qui asservit naît toujours du désir libérateur refoulé. L’Avent, c’est le moment où nous devrions retransformer nos désirs maladifs en un désir libérateur. Chacun de nous connaît des désirs qui asservissent, ces dépendances intérieures. Il n’y a pas seulement ceux qui sont évidents : l’alcoolisme, la toxicomanie, la dépendance médicamenteuse, l’intoxication par le travail, la dépendance relationnelle, sexuelle, la passion du jeu. Dès que nous tombons sous la dépendance d’une chose ou d’une habitude de comportement, il se forme en nous une telle structure maladive. Nous ne pouvons plus nous passer de ce comportement, de cette chose. L’art de la libération consisterait à examiner avec soin nos dépendances et à y découvrir la nostalgie qui nous montre que notre désir va bien au-delà de la banalité du quotidien. Ce qu’elles recèlent, en dernière analyse, c’est la nostalgie du foyer, de la sécurité, du paradis perdu. Or ce n’est pas là le signe d’une évolution défectueuse ou morbide, l’expression d’une immaturité et d’une tendance régressive. C’est un tout autre signe : celui de l’intuition que nous ne pouvons affronter le combat de la vie que si nous sommes chez nous en nous-mêmes et si nous sentons qu’il y a en nous un mystère, et que ce mystère, c’est Dieu.
Lorsque pendant l’Avent je prends conscience de ma nostalgie, je peux me réconcilier avec ce que ma vie a de très ordinaire. Alors je suis en mesure de donner congé à l’illusion que mon activité professionnelle doive me combler entièrement, que l’harmonie puisse régner toujours dans ma famille, ou qu’il me soit possible de réussir en tout et d’être aimé de tous. Beaucoup de gens se cramponnent obstinément à de telles illusions. Et quand l’existence ne les réalise pas, ils le refoulent en peignant leur vie en rose. Se racontant, ils sont très portés à l’exagération; leurs récits sont toujours plus passionnants que leur réalité; tout en eux est bien particulier, ce qui leur arrive en ce moment même est toujours extraordinaire. Ils visent à masquer ainsi le fait qu’ils sont empêtrés dans une crise profonde. Ils ferment les yeux sur la banalité de leur vie, et entretiennent, en donnant de celle-ci une description hyperbolique, leur illusion de n’être pas comme tout le monde.
La nostalgie a un effet positif. Elle nous garde de demander à notre vie plus qu’elle ne saurait nous donner, et d’accabler les autres du poids de nos souhaits. Nous pouvons ainsi nous réconcilier avec notre vie quotidienne telle qu’elle est. Et nous pouvons accepter les gens tels qu’ils sont. Cela s’applique à nos partenaires, aussi bien dans le travail que dans le mariage. La nostalgie nous fait accéder à un au-delà de ce monde. Il y a en nous quelque chose qui est au-delà du monde et sur quoi le monde n’a pas de prise. C’est pourquoi la nostalgie nous libère de l’enchaînement au monde. J’accepte le fait que nul être humain ne puisse satisfaire ma nostalgie la plus profonde. Établi dans cette attitude, je peux rencontrer l’autre en toute liberté, sans le contraindre par des attentes excessives à correspondre à une image figée. La nostalgie me permet d’être ouvert aux autres sans aucun préjugé. Ainsi, je peux goûter la rencontre et la relation sans leur demander toujours plus qu’elles ne m’apportent. L’autre me renvoie vers Dieu, sans avoir l’obligation d’être Dieu lui-même.
Saint-Exupéry a dit quelque part — la formule est connue — que si l’on veut construire un navire, il faut apprendre aux hommes à désirer l’immensité de la mer. Le désir nostalgique recèle donc une force qui nous rend capables d’aborder les utopies de façon tout à fait concrète. C’est lui qui a poussé les gens du Moyen Âge à construire les grandes cathédrales; cet art des bâtisseurs vivait de leur nostalgie. C’est d’elle que la musique tient sa vie; elle est une fenêtre ouverte sur le ciel. Tout art est, en dernière analyse, un reflet annonciateur de l’éternité, de ce qui n’a jamais encore existé, l’expression du désir de ce qui est absolument autre. La nostalgie à le pouvoir de dynamiter le béton, de briser la cuirasse dont nous nous sommes enveloppés pour devenir insensibles à ce monde qui est au-delà du monde; elle ouvre l’étroitesse de notre monde à nous, et maintient l’ouverture de l’horizon qui se présente à nous. Elle ne se ferme pas à ce que les réalités de la vie ont d’effrayant. Elle nous met sur la trace d’une espérance qui nous permet de regarder la réalité en face sans sombrer dans le désespoir.
Toi qui me lis, demande-toi sans cesse, pendant l’Avent, quel est en réalité ton désir le plus profond. Si tu établis le contact avec lui, ton cœur en deviendra plus vaste. Tu te sentiras libre, même si l’espace autour de toi est resserré. Fais confiance à ton désir de te sentir chez toi, en sécurité, de vivre la vraie vie, d’aimer vraiment. Si tu chantes les cantiques de l’Avent ou si tu entends lire les textes du prophète Isaïe, laisse ces paroles pénétrer en toi de telle façon qu’elles attisent ta nostalgie. Elles donneront de l’ampleur à ta vie et te mèneront vers la source de vie qui jaillit en toi sans se laisser entraver par les murs de pierre qui t’environnent.
4. La veille
L’un de nos cantiques préférés, au temps de l’Avent, nous y invite : « Éveillez-vous, nous dit la voix. » L’éveil, c’est l’esprit même de l’Avent. Nous ne pouvons accueillir la venue de Dieu que si nous sortons du sommeil, si nous nous dépouillons des illusions que nous nous sommes faites sur la vie. L’Avent, ce n’est pas la fuite dans un beau rêve éveillé; c’est au contraire l’éveil à la réalité. La réalité authentique, c’est Dieu. Mais, parce que la plupart du temps nous dormons et nous errons dans quelque rêve éveillé, nous ne sentons pas que Dieu vient à nous, jour après jour, et que nous baignons entièrement dans sa présence aimante et secourable.
Cependant, il ne s’agit pas seulement de nous éveiller, mais d’adopter la veille comme attitude fondamentale. Le sens propre du verbe « veiller », c’est : rester en état d’éveil, de vigilance, pendant le temps où l’on est censé dormir. Veiller, c’est vivre consciemment chaque instant qui passe, être pleinement présent, vraiment vivant. La vigilance requiert la sobriété. Est vigilant celui qui ne s’étourdit pas, ni par des drogues, ni par l’esprit de consommation, ni par le divertissement. Pendant l’Avent, bien des gens s’étourdissent par une activité fébrile, qu’ils propagent autour d’eux. Ils pensent devoir alors expédier toute la correspondance qu’ils ont ajournée l’année durant. Contre cette anesthésie, l’on peut tenter de s’exercer, pendant l’Avent, à une autre attitude : celle de la sobriété et de la vigilance. Si l’on traverse en état de vigilance les zones piétonnières d’une ville, on comprendra combien superflue est l’agitation fébrile par laquelle tant de gens sont poussés à fuir la réalité authentique. L’état de veille et de vigilance nous apprend quel est le véritable enjeu des fêtes de Noël.
Au temps de l’Avent, nous nous entendons rappeler sans cesse les exhortations de l’Écriture : nous devons veiller, comme les « vierges sages » ou comme le serviteur fidèle, car nous ne savons pas quand le Seigneur va venir. Le Seigneur peut venir la nuit comme un fiancé qui nous invite à la fête. Si nous dormons, nous manquerons la fête de notre incarnation, de notre accession à la véritable humanité, à l’unité avec Dieu. Mais le Seigneur peut aussi venir la nuit comme un voleur : « Si le maître de maison avait su à quelle heure de la nuit le voleur devait venir, il aurait veillé et n’aurait pas permis qu’on perçât le mur de sa demeure. » (Matthieu, 24, 43). Pendant la nuit nous devons veiller, parce que le Seigneur n’annoncera pas sa venue. Il viendra à la dérobée, comme un voleur. Et c’est seulement si nous sommes éveillés, comptant heure après heure sur sa venue, que nous pourrons l’accueillir dans notre maison.
La veille, la vigilance, ce n’est pas l’attitude fondamentale qu’il nous faudrait adopter seulement pendant l’Avent. À Noël aussi nous entendons parler de ces bergers qui montaient la garde durant la nuit. C’est parce qu’ils veillaient qu’ils entendirent proclamer la Bonne Nouvelle de la naissance du Messie. Même la vigilance imprévue, involontaire, est bonne : si nous nous réveillons la nuit et ne pouvons plus nous rendormir, ne nous en défendons pas, mais saisissons cette occasion de veiller en toute conscience. Tendons l’oreille dans la nuit, dans le silence, vers notre cœur ! Que veut te dire Dieu ? Quel ange t’envoie-t-il pour t’annoncer une bonne nouvelle ? Peut-être commenceras-tu à comprendre pourquoi les moines ont toujours tellement aimé la veille de nuit. En effet, c’est précisément la nuit, quand nous veillons, que nous sommes sensibilisés au mystère de Dieu, qui cherche à nous empoigner.