Une longue démarche
Jésus disait à ses disciples : « Si ton frère a commis un péché, va lui parler seul à seul et montre-lui sa faute. S’il t’écoute, tu auras gagné ton frère.
S’il ne t’écoute pas, prends encore avec toi une ou deux personnes afin que toute l’affaire soit réglée sur la parole de deux ou trois témoins.
S’il refuse de les écouter, dis-le à la communauté de l’Église ; s’il refuse encore d’écouter l’Église, considère-le comme un païen et un publicain.
Amen, je vous le dis : tout ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous aurez délié sur la terre sera délié dans le ciel.
Encore une fois, je vous le dis : si deux d’entre vous sur la terre se mettent d’accord pour demander quelque chose, ils l’obtiendront de mon Père qui est aux cieux. Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d’eux. »
Commentaire :
L’expérience communautaire fait partie de la vie chrétienne depuis ses origines, car croire en Jésus le vivant n’est pas une randonnée solitaire. Le chemin de la foi nous engage sur une longue route avec d’autres, avec qui nous partageons recherche, convictions et expression. Cette communauté de foi, qui est Corps du Christ, peut prendre des formes variées : groupes de vie commune, paroisses, communautés religieuses, groupes de partage, …. Malgré la diversité des modalités, la communauté est vivante et soutenante quand une réelle appartenance se développe. En construisant la communauté et y participant, c’est soi-même aussi qu’on construit, comme personne grandissant en foi, en espérance et en amour.
Mais cette expérience ne va pas de soi. Querelles, conflits, malentendus, factions, exclusions font partie du voyage, et cela depuis les premières communautés chrétiennes jusqu’à aujourd’hui. Quand quelqu’un ne marche plus au pas, ou qu’il ne pense pas comme nous, ou qu’elle refuse tout ce qui est nouveau ou acquis, la tension monte. Ou quand, carrément, des membres sabotent les efforts des autres ou agissent d‘une manière tout-à-fait contraire à l’Évangile, les réactions sont vives. Le climat peut rapidement devenir explosif et la tentation est grande alors de rejeter aussitôt les fauteurs de trouble, les incorrects.
Le texte de Matthieu parle de situations semblables. Il s’inscrit dans un chapitre qui porte sur la vie communautaire des disciples et touche des questions comme le souci des plus faibles, le soutien mutuel, le pardon. Face aux membres de la communauté qui brisent la communion par leur comportement, Jésus propose une démarche avec des étapes. Il s’agit ici de gens qui déjà ont opté pour Jésus et marchent à sa suite. Que faut-il faire quand quelqu’un, qui semblait des nôtres, ne respecte plus les convictions et valeurs de base du groupe et ainsi menace sa cohésion?
La réponse de Jésus peut nous sembler sévère, mais pour les lecteurs de Matthieu, c’est plutôt le contraire. Jésus invite à une longue démarche de dialogue avec la personne mise en cause, depuis une rencontre à deux, puis à quelques uns, et ensuite dans l’assemblée; et si, après tous ces efforts, on n’aboutit à rien, alors seulement la rupture advient. Non au début mais à la toute fin de la démarche. Au lieu de l’exclure aussitôt, ce qui est souvent la réaction spontanée, les disciples sont appelés à prendre tous les moyens pour interpeller le frère ou la soeur dans la foi et susciter un changement. La première étape n’est pas de dénoncer immédiatement la personne en faute de façon publique, dans l’assemblée croyante, mais de la prendre en part et de miser sur un appel personnel.
Cela dit l’importance du lien fraternel, qui ne peut être brisé facilement, sans qu’il y ait d’abord effort réel de rapprochement. Cette volonté que le membre en faute se reprenne en main suppose l’existence d’une communauté où l’appartenance et la solidarité sont présentes, où il y a un attachement réciproque et de réelles convictions partagées. Autrement, pourquoi se compliquer la vie avec une telle démarche de patience et d’espérance? Il est plus simple de régler rapidement son compte à celui ou celle qui dévie en lui montrant la porte dès sa première chute. Derrière la démarche proposée par Jésus, il y a un regard porté sur l’être humain, capable de se convertir, de transformer ses façons d’être et d’agir.
Évidemment, cette démarche ne vise pas de petits problèmes de discipline, des différences de caractère qui nous agacent ou des accrochages où les interventions de l’un peuvent blesser un autre. Dans le même chapitre, Jésus invite à pardonner soixante-dix-sept fois sept fois, c’est-à-dire sans limites, au membre de la communauté qui nous a personnellement heurté. Il s’agit ici de fautes graves, qui mettent en cause l’appartenance à la communauté comme Corps du Christ et instaurent une rupture forte avec ses convictions et ses valeurs. L’idolâtrie, pour les premiers chrétiens, était une faute de ce genre. Si cette faute perdure, c’est l’appartenance elle-même qui n’a plus de sens. D’où l’appel de Jésus en Matthieu à déployer toute cette inter-action et cet échange avec le disciple pour lui faire saisir le non-sens de son action, qui l’éloigne de l’Évangile.
Quand la démarche, avec toutes ses étapes, ne réussit pas, ce qui peut arriver, celui ou celle qui était disciple est alors considéré comme un païen ou un publicain. Il ou elle n’est plus membre de la communauté mais n’est pas nécessairement mis en dehors du salut offert. Car le païen et le publicain sont justement ceux à qui Jésus annonce la bonne nouvelle. C’est comme si on revenait au point de départ du processus de conversion.
Nos expériences communautaires demeurent difficiles et fragiles. Nous pouvons trouver dans ce passage de Matthieu, qui à première vue semble étonnant ou choquant, un appel à la patience et au dialogue, ainsi qu’au respect de la consistance propre à une communauté fondée sur des convictions. Mais aussi, nous pouvons y entendre un appel à redécouvrir l’importance cruciale du lien fraternel pour des disciples de Jésus. L’aventure croyante se vit en portant les fardeaux les uns des autres, dans le souci de l’autre qui s’écroule et attend d’abord une parole fraternelle l’aidant à se relever et à marcher de nouveau, dans la confiance.