Enzo Bianchi est né le 3 mars 1943 à Castel Boglione (Italie). Très jeune, il s’engage dans le mouvement politique de la Démocratie Chrétienne. Après ses études à l’Université de Turin, il s’implique dans une fraternité œcuménique, mixte. Ses rencontres avec l’Abbé Pierre puis, quelques années plus tard, avec le frère Roger de Taizé vont être déterminantes pour l’orientation de sa vocation. En 1966, il s’installe dans le hameau abandonné de Bose (Italie) pour y fonder une communauté monastique interconfessionnelle. Après quelques années de solitude, des disciples, hommes et femmes, se joignent à lui. Il est actuellement prieur de la communauté de Bose.
L’étranger nous habite : il est la face cachée de notre identité.
JULIA KRISTEVA.
Lorsque nous prononçons le mot « étranger », c’est immédiatement à un « autre » que nous pensons, à une personne différente de nous. Il est bien rare que nous soyons amenés à reconnaître que nous sommes nous-mêmes étrangers aux yeux d’autrui. En réalité, l’étranger n’est jamais seul en face de nous : nous sommes toujours deux étrangers, l’un devant l’autre. Et, dans toute rencontre que nous faisons, chacun de nous est l’un de ces étrangers.
Certains auteurs ont mené une réflexion extrêmement profonde sur cette dimension de l’existence humaine. J’aimerais en citer deux, qui me sont particulièrement chers. Au niveau littéraire, le poète Edmond Jabès a beaucoup exploré, dans chacun de ses livres, le thème de l’extranéité et de l’altérité. Ses méditations concises l’amènent à rappeler : « L’étranger te permet d’être toi-même, en faisant, de toi, un étranger […]. La distance qui nous sépare de l’étranger est celle-là même qui nous sépare de nous. Notre responsabilité vis-à-vis de lui est, donc, celle que nous avons envers nous-mêmes. — Et la sienne ? — La même que la nôtre. » Dans le domaine de la psychanalyse et de la philosophie, Julia Kristeva a affirmé à plusieurs reprises que « l’étranger vit en nous » et que la catégorie de l’extranéité est essentielle pour nouer des relations de toute espèce : « Étrangement, l’étranger nous habite : il est la face cachée de notre identité […]. L’étrangeté est en nous : nous sommes nos propres étrangers […]. Comment pourrait-on tolérer un étranger si on ne se sait pas étranger à soi-même ? […]. L’étranger est en nous. Et lorsque nous fuyons ou combattons l’étranger, nous luttons contre notre inconscient […]. L’étranger est en moi, donc nous sommes tous étrangers. »
À nos yeux, l’autre est donc marqué par une dimension d’extranéité. Cette catégorie, j’en suis convaincu, ne peut être rejetée : elle nous aide à comprendre qui est l’étranger, elle nous autorise à tisser des liens avec lui et nous amène à une rencontre, à un dialogue. Mais, dans le même temps, elle fait aussi de nous des étrangers. Il nous faut donc également affirmer que notre propre identité est celle d’étrangers. Pourquoi, dès lors, rencontrer l’étranger ? Parce que les hommes sont tous étrangers les uns aux autres. Autour de cette question, je voudrais à présent reprendre en synthèse certains acquis des chapitres précédents, avant de passer à la dernière phase de notre itinéraire, plus concrète et pratique.
1. Étrangers à l’image de Jésus.
Dans ma réflexion, un apport fondamental provient du livre qui contient la parole de Dieu et qui représente pour l’Occident une sorte de « grand code » : la Bible. Or, dans la Bible, l’étranger est présenté avant tout à travers deux affirmations : « Dieu aime l’étranger » (Dt 10,18) ; « Tu aimeras l’étranger comme toi-même, car vous-mêmes avez été étrangers » (Lv 19,34 ; Dt 10,19). Dans l’Ancien Testament, le premier mouvement, le plus profond, est celui par lequel Dieu a aimé Israël, en venant « prendre une nation (goy) au milieu d’une nation (goy) » (Dt 4,34) : il a aimé en Israël un étranger et, en l’aimant, l’a arraché à l’esclavage. Cela devrait demeurer imprimé dans le cœur des croyants comme une réalité les constituant foncièrement. Le christianisme a compris qu’il fallait pousser plus loin encore les conséquences de cette attitude divine, puisque Dieu lui-même, dans le Nouveau Testament, se révèle comme étranger. Et je crains que les chrétiens, guère habitués à lire les textes en ce sens, ne réfléchissent pas suffisamment sur ce point. Pourtant, l’étranger par excellence, que nous sommes au départ « empêchés de reconnaître » (voir Lc 24,16.18), c’est Jésus : oui, s’il est un étranger par rapport à nous, c’est bien lui.
Dans les évangiles, un débat se développe autour de la personne de Jésus : la question lancinante de savoir d’où il vient met en évidence l’« extranéité » qu’il a assumée. Même pour les proches de Jésus, la condition de ce dernier a souvent été celle d’un étranger — « il est hors de lui », ira jusqu’à dire de lui sa parenté en Marc (3,21). N’oublions pas cette accusation significative qui, dans le quatrième évangile, lui est adressée par des Juifs : « Va-t-il rejoindre la diaspora des Grecs ? » (Jn 7,35) — en d’autres termes : « va-t-il rejoindre le camp des étrangers ? » Et c’est là une question qu’il s’agit de prendre au sérieux. Par ailleurs, dans les enseignements du Seigneur, les protagonistes étrangers jouissent souvent d’une position privilégiée. Pensons à la parabole du bon Samaritain, où un étranger accomplit les actions qui se révéleront «divines» (voir Lc 10,29-37). L’étranger, pour un chrétien, n’est donc pas seulement l’autre, mais en premier lieu l’Autre, Dieu lui-même, qui s’est fait étranger pour nous, en Jésus-Christ.
Par voie de conséquence, les chrétiens eux-mêmes se sont souvent sentis en condition d’extranéité à la suite de leur Seigneur. N’est-il pas vrai que le premier nom que les chrétiens ont porté — avant que celui de « chrétiens » ne leur ait été attribué — était
« les adeptes de la voie » (voir Ac 9,2) ? On pourrait traduire, sans exagérer, par :
« ceux de la route » ; c’est-à-dire ceux qui n’ont pas pleinement droit de citoyenneté, à savoir les étrangers. Le langage de la première lettre de Pierre est plus éloquent encore : les chrétiens y sont définis comme pâroikoi (1 P 2,1l), dans le sens littéral de «ceux qui sont constamment prêts à défaire leur tente ». Les chrétiens, en somme, sont ceux qui habitent une tente aux marges de la cité, qui séjournent de manière provisoire et doivent, à un moment donné, déplacer leur tente vers un autre lieu.
Le Nouveau Testament souligne ainsi la condition des chrétiens, étrangers et pèlerins, nomades en perpétuel dépla¬cement. Comme l’affirme de son côté la lettre À Diognète (IIe siècle) en une synthèse extraordinaire du point de vue théologique, « toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère». Ceci, toutefois, n’indique pas une prise de distance suffisante et hautaine, mais bien cette condition d’extranéité qui était déjà celle de leur Seigneur. Influencés par une certaine pensée philosophique grecque, certains courants du christianisme ont plus tard exigé des chrétiens une distanciation par rapport au monde, voire une fuite et un mépris à son égard. Mais c’est l’extranéité que les chrétiens sont appelés à vivre, qui est toute différente : en étant hommes et femmes de cette terre, ils se comportent selon un but précis qui, lui, n’appartient pas à cette terre.
2. Accueillir la différence pour en être accueilli.
Document d’une richesse inouïe, la lettre À Diognète nous ramène à une époque décisive pour l’Église, et il me semble que nous aurions à nous souvenir aujourd’hui de l’immense optimisme qu’il comporte. Écrit en un temps qui évoque le nôtre, ce texte, loin d’engager les chrétiens à se retrancher dans des positions de défense — et dans une attitude en fin de compte cynique dans la société —, porte au contraire un regard positif sur les peuples qui, au IIe siècle, représentaient un océan païen au sein duquel les chrétiens ne constituaient qu’une infime minorité. Cette vision confiante du rapport à la compagnie des hommes devrait nous inspirer : oui, les autres, qui ne partagent pas notre foi, sont aussi capables de discerner ce qui est bien ; avec eux aussi un dialogue est possible.
Si la catégorie de l’extranéité est importante, il faut donc savoir l’interpréter pour qu’elle ne se traduise pas en arrogance de la part des chrétiens devant leurs contemporains. Au long de l’histoire du christianisme, les épisodes au cours desquels l’Évangile a été le plus ouvertement trahi se sont en effet joués sur des thèmes liés à cette question. Et ceci en particulier lorsque les disciples du Christ ont nié leur propre extranéité, et n’ont plus reconnu l’étranger (voire même l’ennemi) que dans l’autre. Il est difficile en effet que l`hostis (l’« ennemi») devienne hospes (« hôte ») lorsqu’on pense en termes de fines christianorum— de « frontières de la chrétienté » — en affirmant qu’au-delà de ces limites tous sont « des étrangers ». Le temps n’est pas si loin où nous avons pensé que notre société devait préserver sa stabilité grâce à une uniformité, qui coïncidait avec la « chrétienté » ; cette histoire, qui a connu bien des avatars, a désormais fait son temps. Prendre conscience de notre propre extranéité, comme je propose ici de le faire, est donc indispensable pour nous qui, aujourd’hui, nous découvrons entourés de tant d’étrangers dans nos sociétés. Cela peut sans doute représenter un cap pénible à passer pour beaucoup de chrétiens — avant tout pour les catholiques —, mais il est nécessaire de le faire.
Souvenons-nous de l’époque pas si lointaine où nous priions « pour les infidèles ». Le terme était sans équivoque, et recevait une interprétation liturgique et spirituelle bien précise : les infidèles étaient ceux qu’il s’agissait de tenir le plus loin possible de « nos » frontières chrétiennes. Or, au cours de la vie des hommes et des femmes de ma génération, notre société uniforme — où l’on ne connaissait que l’Église catholique et, tout au plus, quelques Juifs ou quelques « hérétiques » appartenant à de petites communautés chrétiennes issues de la Réforme — s’est transformée radicalement, pour laisser place à une situation nouvelle, faite de mixité et d’échanges. Ce changement est bien sûr source de difficultés, en raison de la confrontation permanente avec la différence que la présence des étrangers a inscrite dans le tissu social. Mais ce changement est aussi une chance : il apporte avec lui la possibilité de rencontres, toujours fragiles, certes, mais réelles, avec les nouveaux venus. Partageant avec ces immigrés leur propre condition d’extranéité, les chrétiens devraient être les premiers à saisir cette chance. L’engagement des croyants sur ce terrain est aujourd’hui indispensable : il en va de la fidélité de leur témoignage au Seigneur, lui-même étranger parmi les hommes.
*la deuxième partie de ce texte paraîtra au mois d’octobre