Pour rendre compte de l’imagination débordante, onirique, déroutante dont témoignent les auteurs d’Amérique latine, on fait souvent appel à la notion, un peu floue, de « réalisme magique », approchant ce surréalisme de la vie quotidienne, qui rencontre d’ailleurs souvent l’expérience de ceux qui vivent dans ces régions surprenantes par ses paysages et par ses caractères.
La référence classique est l’œuvre de Gabriel García Márquez, et surtout ses Cent ans de solitude. Au cinéma, les films venus d’Argentine, ceux d’Eliseo Subiela ou, plus récemment, d’Otheguy, avec La Leon, en sont des exemples. On peut certainement en dire autant de Madrigal, réalisé par le Cubain Fernando Pérez, dont on avait remarqué Madagascar en 1995.
Dès l’abord, la dédicace intrigue : « A René Clair (pour la fin). » Il s’agit en fait d’une allusion aux Grandes manœuvres, œuvre que le cinéaste français avait tournée en 1955. Le film racontait l’histoire d’un jeune officier, joué par le charismatique Gérard Philipe, qui, dans une ville de garnison du début du XXe siècle, pariait de séduire une femme vertueuse, incarnée par la non moins mythique Michèle Morgan. Elle tombait dans le piège mais la « manœuvre » lui était révélée. Le jeune lieutenant, plein de remords et d’amour, lui demandait pardon. Partant pour des manœuvres, militaires cette fois, et devant passer à cheval sous la fenêtre de la dame, il avait demandé qu’elle soit ouverte pour signifier qu’il était absous. Il passait et la fenêtre était fermée.
Or René Clair avait imaginé une autre fin, refusée par les producteurs qui la trouvèrent sans doute trop subtile ou trop cynique : la fenêtre était bien ouverte, mais c’était par hasard, par accident pourrait-on dire, car la jeune femme s’était suicidée au gaz et on avait ouvert la fenêtre pour aérer.
Madrigal de Fernando Pérez
L’amour trahi
Pérez a décidé de reprendre cette fin tragique dans le cadre tout à fait différent de La Havane contemporaine, celle des frères Castro. Javier, auquel Carlos Enrique Almirante prête son visage lumineux, est acteur dans une production théâtrale un rien délirante, voire sulfureuse, puisque toute la troupe est déguisée en sœurs de charité. Le premier soir, il n’y a qu’une spectatrice, une fille timide et complexée par son poids et sa maladresse. Sa force de séduction consiste en un atout qui n’est pas mince dans la capitale cubaine où abondent ceux qui se serrent dans de tout petits logements : elle possède un vaste et bel appartement qu’il est bien agréable de partager.
Javier va séduire cette Luisa par sa gentillesse autant que par son charme qui ne sont pas simulés, mais se trouve finalement lui-même pris au piège d’un amour véritable, né non d’une quelconque pitié, mais de la beauté spirituelle qui s’exprime dans les yeux magnifiques d’une femme au corps disgracieux. Le physique ingrat de la jeune fille laisse transparaître son âme transfigurée par l’amour reçu et donné.
Dès lors, trois femmes se disputent le bel acteur. Tout d’abord Eva, celle qui avait voulu se moquer de la fille moche mais finit par conseiller à Javier de préférer l’amour vrai à la beauté physique. Ensuite Elvira, la cousine de Javier. Celui-ci vit un peu à ses crochets et a gentiment refusé ses offres galantes. Furieuse d’être rejetée, c’est elle qui révèle le jeu à Luisa. Enfin cette dernière, dont l’innocence ne peut supporter d’avoir été trompée, et qui se suicide au gaz. Quand on la trouvera inanimée, on ouvrira la fameuse fenêtre qu’elle tenait symboliquement fermée et Javier pourra croire un moment à son pardon.
Le film pourrait s’arrêter là, mais il rebondit de manière fort curieuse en une démonstration théorique, se donnant comme adaptation d’un roman rédigé par Javier lui-même. Cela se passe en 2020 et l’amour physique est devenu gratuit et obligatoire ! L’érotisme totalitaire oblige à cacher ses sentiments et à émigrer pour pouvoir aimer en vérité. On comprend, certes, qu’il s’agit d’une illustration du message qui a précédé : l’amour physique est dérisoire sans le lien des âmes. Mais cet appendice, qui se situe évidemment du côté du magique et du fantasme, se révèle tout bonnement un défaut de construction cinématographique, d’un film dont la première partie, jugée peut-être trop ingénue, séduit au contraire par le déploiement réciproque d’un amour vrai et malheureux.
Lumière silencieuse de Carlos Reygadas
Un drame biblique
Lumière silencieuse de Carlos Reygadas se situe au Mexique, mais on a un peu de peine à le croire car on n’y entend pas parler l’espagnol mais le plautdietsch, un dialecte proche de l’ancien néerlandais, utilisé par les Mennonites. Cette branche d’anabaptistes, issue de Menno Simons († 1561), se trouve représentée au nord du Mexique par une dizaine de milliers de fidèles, vivant en communautés agricoles.
Il y a une quinzaine d’années, le cinéma américain s’était intéressé à la vie des Amish, en particulier avec Witness de Peter Weir (1985). Il jouait alors sur les relations, sur le mode brutal et douloureux, entre cette secte autarcique, attachée à ses coutumes d’avant la Révolution industrielle, et le reste de la société. Ici, tout se passe à l’intérieur du microcosme mennonite.
L’intrigue est concentrée sur Johan, un fermier marié à Esther qui lui a donné de nombreux enfants. Mais, à cinquante ans, il s’est pris de passion charnelle pour Marianne, qui vit seule. Il n’a pas caché cette relation adultère à son épouse qui semble l’accepter avec résignation jusqu’au moment où elle se révolte. Au cours d’un voyage en voiture (puisque ces Mennonites ne semblent nullement refuser la modernisation de la vie quotidienne), alors que la pluie tombe en rafales et qu’elle a voulu en quelque sorte s’enfuir, Esther meurt d’une attaque cardiaque. Dans une scène, clairement inspirée d’Ordet de Dreyer (1955), elle reviendra à la vie et à l’amour de son mari.
Le climat biblique est palpable, sinon explicite. Dans l’Ancien Testament, bien des personnages sont déchirés entre deux femmes. C’est le cas d’Abraham et de Jacob. On est ici proche des amours de David et de Bethsabée, avec l’attrait des sens qui est plus fort que la culpabilité mais entraîne la mort de l’innocent. Le rôle du prophète Nathan, en plus humain, est tenu par le père de Johan, qui est aussi pasteur. La résurrection, quant à elle, apparaît comme une métaphore du pardon divin et humain.
Reygadas a opté pour un cinéma qui, sans doute, se veut contemplatif mais devient parfois fastidieux : longs plans séquences, travellings avant très lents, finissant par tenir du procédé, interminables silences, même si la prière muette en famille a quelque chose de touchant. Les (trop) beaux lever et coucher de soleil, qui rétrospectivement ouvre et termine le film, apparaissent comme bien solennels.
On ne trouve guère ici la sauvagerie païenne que le cinéaste mexicain avait déployée dans Japón (2003) ou la violence osée de Bataille dans le ciel (2005), ses précédentes œuvres. Et pourtant, il y a des moments de grâce qui combinent simplicité et étrangeté. Pensons au bain de toute la famille dans le grand bassin de plein air. Les ablutions, les jeux des garçons et des filles qui chastement gardent leurs robes, la paix qui se dégage de l’épisode, tout évoque le baptême dont on sait qu’il est un des enjeux théologiques de ces mouvements protestants.
A l’inverse, lorsque Johan, après avoir avoué son dilemme amoureux à un de ses amis, entendant une chanson à la radio, est repris par l’excitation des sens, il fait faire à son camion une sorte de rodéo endiablé. Il y a aussi l’étonnante veillée mortuaire ponctuée du chant des anciens cantiques, âpre et rude, mais inséré familièrement dans la distribution des tasses de café.
La réalisation du film est elle-même une énigme puisque les acteurs appartiennent à la communauté qui est ainsi décrite, mais sont engagés dans des scènes assez éloignées de ce qu’on peut imaginer de leur morale. Les corps sont lourds ou au contraire maigres et inélégants ; les visages ingrats. On est à l’opposé de Madrigal où la beauté physique joue un rôle considérable. Mais il se dégage malgré tout de Lumière silencieuse, par la profondeur mystérieuse des paysages à force de monotonie, comme par l’isolement, rendu presque tactile, d’une communauté repliée sur elle-même, une sorte d’authenticité dépaysante, parlant d’une façon inédite – ce qui n’est pas rien – d’amour, de péché, de vie et de mort.
Guy-Th. Bedouelle o.p., Angers (France)
Recteur de l’Université catholique de l’Ouest