Au moment d’entrer dans sa centième année, sœur Emmanuelle a confié à Sofia Stril-Rever ces méditations sur le bonheur. Elles nous plongent au cœur d’un combat spirituel. Celle qui, à six ans, vit son père mourir devant ses yeux, a très tôt appris que les bonheurs terrestres sont un « miel amer » : il faut savoir les goûter, mais sans s’arrêter à la courte satisfaction qu’ils procurent. Relisant les béatitudes, sœur Emmanuelle évoque la relation apaisée qu’elle a nouée avec sa propre mort, devenue au fil des ans une compagne familière. Usant de mots très simples, elle parle ainsi de cette joie du Royaume, dont l’attente, au cœur de l’action, a illuminé sa vie.
Avant-propos : Au bord de l’ultime.
Elle fut autrefois une femme grande et élancée, dépassant d’une tête les religieuses de sa communauté. La silhouette haute et fière, elle marchait d’un pas décidé sur les chemins de la vie qu’elle avait inventés seule, hors de tous les sentiers battus, là où personne ne l’attendait.
Elle est aujourd’hui recroquevillée, squelettique. Son corps est usé. Ses jambes ne la portent plus. Reliée aux bouteilles d’oxygène qui lui sont devenues indispensables pour ne pas suffoquer, elle se trouve confinée à la chambre médicalisée dont elle ne sort plus désormais, sauf en ambulance. Les muscles ont fondu et les os sont saillants sous la peau parcheminée, très mince, qui les enveloppe à peine. Le sillon des veines affleure sous les bras et les mains décharnées.
A près d’un siècle d’âge, sœur Emmanuelle pèse moins de cinquante kilos. Pourtant, je suis frappée par la puissance lumineuse du regard qui anime son corps affaibli. Ses yeux très bleus sont plus étincelants que jamais. Son visage aux traits creusés rayonne d’une joie quasi surnaturelle.
Je la sens au bord de l’ultime.
Je la regarde avec tout l’amour que je lui porte et un immense respect, comme la figure de proue d’un fin vaisseau appareillant vers les rives de l’autre monde. Attentivement, je recueille son message, pris à la source d’une vie centenaire exceptionnelle. Ces propos unissent pour moi la douleur d’un adieu à la force d’une extrême lucidité, sans concession, remettant en cause bien des idées reçues sur le bonheur.
Sœur Emmanuelle m’a souvent confié ce souhait :
« je voudrais tellement voir plus de bonheur autour de moi ». Si seulement nous pouvions comprendre combien nous sommes aimés d’un amour incroyable, nous serions plus nombreux à trouver le chemin du bonheur. »
Pour fêter ses quatre-vingt-dix-neuf ans, je lui ai proposé de nous faire le cadeau de ces propos sur le bonheur. Les textes qui suivent ont été réunis à partir de récents entretiens. Je les ai édités sous forme de méditations courtes mais denses. La formulation brève et percutante fait éclater une force de conviction et d’expérience joyeuse nous entraînant dans la fête d’un océan de bonheur que sœur Emmanuelle nous promet pour « les éternité des éternités ».
Mais attention ! on n’arrive à l’océan qu’au terme d’un voyage sur un long fleuve de souffrance.
Le bonheur présenté dans ce livre n’est pas à l’eau de rose. Sur cette terre, nos mille petits bonheurs ont un gout de miel amer. Ils nous laissent agréablement déçus, avec une impression de vide et d’insatisfaction profonde.
Avec exigence, sœur Emmanuelle nous conduit sur son chemin de dénuement, qui devient de plus en plus douloureux dans le grand âge. Mais elle a la force de transformer l’appauvrissement ultime de la vieillesse et de la mort en une fécondité d’amour. Je l’écoute célébrer dans un souffle le nada (rien) qui inspira à Jean de la Croix ses plus beaux chants d’expérience spirituelle. Dans le rien, les mystiques savent trouver le tout, trésor surabondant de sagesse aux sources de la joie.
Sœur Emmanuelle sait nous dire avec des mots justes le bonheur qui a illuminé sa vie afin d’illuminer nos vies.
Tel est le partage qu’elle nous offre dans les pages de ces mille et un bonheurs –
Un partage d’éternité.
Le vide se comble par l’amour.
J’ai senti très jeune le vide.
J’aimais m’amuser, danser, aller au cinéma.
Tout cela ne me laissait rien.
Habitant Bruxelles, je faisait une escapade à Londres.
Je m’amusais. Je rentrais.
Et après ?
J’allais à Paris. Je m’amusais. Je rentrait.
Et après ?
Il y avait toujours ce vide.
Ce vide qui happait ma jeunesse.
J’ai tenté de combler ce vide.
Très tôt j’ai cherché en Dieu un amour durable et sans limite, tel que la vie terrestre me l’avait refusé. Plus loin que mes larmes, je me suis mise en quête du chemine qui me permettrait de rejoindre Jésus dans le royaume de l’amour.
J’ai voulu un absolu.
Cet absolu serait l’amour du Christ dans mon cœur, que je porterais à des milliers d’enfants laissés pour compte de par le monde.