Le conseil d’administration s’aventurait dans la forêt des chiffres. Des colonnes de chiffres se tenaient au garde-à-vous devant chaque membre du conseil. Les mêmes colonnes devant des yeux qui ne voyaient pas nécessairement les mêmes choses. Il fallait faire attention pour ne rien perdre des explications, des commentaires, des opinions émises.
Il fallait faire attention, mais j’avais le goût de fuir ce travail astreignant. Soudain, la fenêtre attira mon attention. Un gros flocon de neige glissait langoureusement le long de la vitre. Puis, un deuxième et un troisième s’entrecroisaient. La danse d’une petite tempête de neige s’amorçait.
Je choisis – et j’avoue l’avoir fait délibérément – de me laisser distraire par cette fantaisie de l’hiver: quelques flocons de neige parmi la foule immense de flocons qui s’aventurent dans la saison froide du Québec. Quelques flocons à qui j’offrais l’honneur d’un peu d’attention.
Un flocon, c’est presqu’un détail. C’est minuscule, un «presque rien», dirait le philosophe Vladimir Yankelevitch. Presque rien, mais à observer attentivement, je peux reconnaître un bijou magnifique, bien ciselé. Quelque chose d’unique dans une nature qui ne cesse de produire des oeuvres d’art.
Je vis dans un univers immense, immensément grand, immensément petit. La moindre des choses, la plus humble, est tout aussi belle et remarquable que les oeuvres gigantesques. Au temps de Noël, j’ai visité une exposition de crèches avec mon filleul de six ans et demi. À la fin de la tournée, il me révèle que la plus belle crèche, c’est la plus grosse. Le vieux que je suis avait plutôt choisi une minuscule crèche de santons. J’espère que mon jeune ami arrive un jour à faire la différence entre la beauté et la quantité, entre le gros et le petit. Autour de lui comme autour de moi, sans même que nous nous en apercevions, des oeuvres d’art se tiennent là, prêtes à être admirées, discrètes comme des enfants sages mais tout aussi palpitantes de vie qu’eux. Des oeuvres qui pourraient nous reposer des forêts de chiffres ou nous distraire un moment de nos peines et de nos angoisses.
On me dira que c’est de la fuite. J’en conviens jusqu’à un certain point. La vie demande parfois de ces petites fuites comme des pauses-santé. Un instant de bonheur nous permet parfois d’avaler l’amer sirop des travaux ennuyants.
Mais j’y pense tout-à-coup: peut-être que ces travaux ennuyants ont aussi leurs minuscules oeuvres d’art, que je n’arrive pas à remarquer parce que je me laisse impressionner par leur côté plutôt triste. Chaque chose a son raffinement. Chaque chose a sa beauté. Je feuilletais, ces jours-ci, un ouvrage d’Umberto Eco sur la laideur. C’était plein de visages affreux, de gros pifs morveux, des yeux crasseux, des bouches tordues: la laideur au paroxysme! En tournant ces pages, je me disais que des êtres aussi difformes doivent difficilement se faire des amis. Ou au contraire…Peut-être que les plus horribles visages cachent derrière l’horreur une beauté plus importante que les apparences. Une beauté qui crée des vrais amis. «Là, dirait le poète, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté»…
La beauté n’est visible qu’aux yeux qui font attention. La plupart du temps, la beauté ne s’impose pas. Elle ne charme que ceux et celles qui acceptent de perdre du temps à scruter les choses et les humains, les travaux et les jours, les événements et la moindre seconde du temps. La neige n’a pas besoin d’une poudrerie ou d’une grosse tempête pour se faire admirer; un flocon suffit! Petits bonheurs, grande beauté!