Alors que les chrétiens, à travers tout l’Occident, prennent les armes pour partir en croisade contre les musulmans, Pierre le Vénérable, homme de paix et de dialogue, personnage influent de la chrétienté, comprend et ose affirmer que « le premier devoir d’un missionnaire est de comprendre et de persuader »
Pourtant, à l’origine de cette initiative, il n’y a pas tant le désir de dialogue avec les musulmans que la volonté de protéger l’intégrité de la foi chrétienne. C’est au cours d’un voyage en Espagne, dans les années 1141-1142, que Pierre le Vénérable découvre à quel point l’influence de la culture arabe sur les clercs chrétiens peut dénaturer le message du Christ jusqu’alors si fidèlement transmis. Il comprend la nécessité d’expliquer à ces clercs ce qu’est réellement la doctrine musulmane pour la distinguer clairement. Mais pour réfuter la doctrine musulmane, encore faut-il la connaître ! Et comment la connaître si son fondement même, le Coran, est incompréhensible ? Il faut donc de toute urgence faire traduire le Coran en latin pour savoir précisément quelles erreurs combattre.
Pierre le Vénérable, fin lettré, est aussi un meneur d’hommes ! Il décide immédiatement de gagner Tolède. C’est là qu’il pourra trouver les hommes dont il a besoin. Car les traductions venues de cette ville, capitale de la Castille et zone de contact privilégié entre la chrétienté et le monde musulman, s’imposent de loin par leur quantité et leur variété. Ce sont elles qui permettent alors à l’Occident de découvrir ou de redécouvrir un grand nombre de textes fondamentaux grecs ou arabes, jusque-là inaccessibles aux Latins. De véritables officines de traductions sont créées, dans lesquelles travaillent de nombreux chrétiens mozarabes, ces chrétiens d’Espagne qui ont conservé leur religion sous la domination musulmane, mais qui ont adopté la langue et les coutumes arabes. Pierre le Vénérable constitue ainsi une équipe de traducteurs choisis parmi les savants les plus éminents de l’époque qui entreprennent de traduire le Coran, d’abord en langue vulgaire, puis en latin.
Si Tolède est réputée pour ses écoles de traduction, l’Ordre de Cluny l’est tout autant pour le réseau de ses monastères. Or Pierre le Vénérable est abbé de Cluny. La traduction du Coran se diffuse alors très rapidement et dès, 1150, les chrétiens latins ont dans les mains une source d’information de premier ordre sur la religion des Maures, rapidement exploitée à Paris et à Oxford, les capitales de la scolastique.
L’objectif de l’entreprise était de réfuter les croyances des adversaires du christianisme en ce temps de la Reconquista. Et l’étude du Coran permit effectivement de mieux connaître et comprendre les fondements de l’Islam, et de rejeter les légendes et les déformations mythiques qui l’entouraient. Ainsi l’Occident comprit que les Sarazins ne prenaient pas le fondateur de leur religion pour un dieu, mais qu’ils le vénéraient comme un homme juste, messager de la loi divine qui lui avait été transmise par l’intermédiaire de l’ange Gabriel. On comprit que dans l’Islam, on ne croyait pas que le Christ était le Messie. Le Coran avait récupéré une partie de la tradition biblique en l’interprétant différemment.
Fort de ce nouveau moyen de défendre la vérité, Pierre le Vénérable offrit sa traduction à saint Bernard en le priant de s’en servir comme d’une arme pacifique. L’abbé de Cluny et ceux qui utilisèrent son œuvre, eurent le mérite au cœur d’un siècle sanglant, de proposer qu’une arme de paix fut associée au fer pour la défense de la chrétienté.