Face aux attaques d’ennemis qui lui tendent des pièges et menacent sa vie ou sa foi par des offres fallacieuses, le psalmiste prie le Seigneur de le garder de la tentation et de châtier lui-même ses adversaires. On a ici un psaume typique du genre littéraire supplication individuelle. C’est le texte du poème qui est célèbre pour sa complexité, surtout les v. 5-7, ce qui rend difficile de connaître ses circonstances spécifiques. Certains ont pensé que ces versets étaient tellement anciens qu’ils auraient été mal compris, donc mal copié par les scribes. Mais on peut étudier les versets obscurs à partir des versets clairs. Si les v. 3-4 représentent l’idée centrale où le psalmiste demande à Dieu de le préserver de l’attrait du mal, et, plus précisément, du péché de la langue, les v. 4-5 doivent en être un complément. Il s’agirait, pour le psalmiste, de déjouer les manœuvres des impies qui multiplient les invitations trompeuses. Par la suite, la prière des v. 8-9 supplie Dieu de l’aider à ne pas tomber dans les pièges dissimulés sous d’aimables signes d’amitié. Dans ces conditions, les v. 6-7, amenés par la réflexion du v. 5 sur le jugement divin et introduisant la prière finale, fournissent la raison de la décision du psalmiste de se garder des mauvaises influences.
On a proposé une structure en deux parties:
Première partie (v. 1-7)
La grande supplication |
Deuxième partie (v. 8-10)
La mini-supplication |
Introduction (v. 1-2)
Première strophe (v. 3-5) Deuxième strophe (v. 6-7) |
Introduction (v. 8)
Première strophe (v. 9) Deuxième strophe (v. 10) |
On a aussi proposé une construction chiastique (AB \\ BA). Dans les extrémités, le psalmiste demande à Dieu de le protéger contre les malfaiteurs. Le centre du poème oppose la douceur morale du psalmiste aux douceurs séductrices de ses opposants. La première section (v. 1-5) est unie par le mot « supplication » et exprime principalement la prière du psalmiste. La deuxième section (v. 6-10) répète le mot « mains » et établit une antithèse entre, d’une part, le psalmiste qui demande d’échapper aux mains du piège qu’on lui tend ; de l’autre, les juges à la solde des méchants qui vont tomber aux « mains des rochers ».
Après le double cri du premier verset qui suit la formule traditionnelle des supplications, l’introduction comprend le deuxième verset qui a contribué à rendre le psaume célèbre: la prière comme l’encens, les mains comme l’offrande du soir au temple de Jérusalem (voir Ex 30,7-8; Lv 2,2.15-16; Nb 28,3-5; Ps 28,2; 63,5; 77,3; 88,10; 119,48; 134,2; 143,6; Ex 9,29; 17,11; 1 R 8,22; Is 1,15; Lm 3,41; Si 48,20; Né 8,6). Le rite est double comme les actes du psalmiste. Il fait monter vers Dieu sa prière puis, à cause de l’unité corps et esprit, il lève les mains vers Dieu dans un geste d’adoration. Ainsi s’établit une communication entre la terre et le ciel. Il y a aussi une certaine spiritualisation du culte en ce sens que c’est la prière du psalmiste qui est un sacrifice. Comme dans les Ps 40; 51,18-19; et 69,31-32 ou chez les prophètes (Is 1,10-20; Am 5,21-27) l’auteur, sans déprécier pour autant le culte, s’oriente vers le primat des actes intérieurs
Le v. 3 décrit un danger le plus subtil, celui qui est à l’intérieur même du psalmiste, à savoir la tentation que le mal exerce sur le juste (voir le Ps 73). Elle est exprimée ici sous la forme d’une auto-malédiction. Le psalmiste prie d’être gardé de la séduction du mal en parole et en acte par ceux dont la vie luxueuse est une menace et une tentation pour les croyants. Il demande le don de la résistance à toutes les tentations de faire le mal, surtout les péchés de langue. Le v. 4 introduit l’image de la sentinelle postée sur la bouche afin de la garder de toute faute en paroles (cf. Si 22,27). L’apôtre Jacques utilisera la comparaison du « mors dans la bouche du cheval » (Jc 3,3). L’image est facile à comprendre : elle implique une discipline de l’esprit, du cœur et des sens. Le psalmiste reconnaît sa fragilité et demande une protection divine spéciale pour ses lèvres et sa bouche. La deuxième partie du verset (« Je ne goûterai pas de leurs plaisirs ») fait allusion soit aux repas sacrés pris en l’honneur des idoles soit aux repas par lesquels les impies cherchent à séduire en vue d’entraîner à leurs pratiques mauvaises.
Les v. 5-7, célèbres par leur obscurité, au point que certains exégètes ont renoncé à les traduire. Voici quel en serait le sens. Au v. 5 le psalmiste demande que le juste le frappe et que le fidèle lui adresse des reproches s’il se laisse attirer par le mal, s’il laisse « l’huile des impies briller sur sa tête ». Peut-être s’agit-il de l’huile parfumée que l’on offre à un hôte (Ps 23,5; 92,11; 104,15; Pr 27,5). Puis c’est contre les impies que le psalmiste profère des imprécations. Au v. 6 le psalmiste désire que les impies aient la tête fracassée contre le rocher et qu’ils sentent combien « douces » sont ses paroles. Le premier souhait peut être interprété de deux façons : soit qu’il rappelle le Ps 137,9 où il est question des enfants babyloniens qui seront brisés contre le rocher, soit que le rocher représente Dieu sur qui viennent buter les méchants. Quant au deuxième souhait, il est plein d’ironie et signifie que le châtiment des impies sera encore pire que la punition désirée par le psalmiste. L’imprécation commencée au v. 6 se poursuit au v. 7 au moyen d’une image très suggestive: comme la charrue ouvre et défonce le sol, ainsi les os des impies seront dispersés à la gueule des enfers. Les impies ne sont plus que des débris de squelettes éparpillés comme des éclats de rocher au bord du gouffre (cf. Éz 37). Le v. 8 introduit la supplication où le psalmiste tourne les yeux vers le Seigneur dans une attente pleine d’espérance (Ps 123,2). Le psalmiste est convaincu qu’il lui est possible de lever les yeux et d’avoir de nouveau confiance en un projet divin. Il ne s’agit pas tant d’un appel à la protection divine contre les coups que d’un appel à l’aide de Dieu contre la faiblesse. Grâce à la communion avec Dieu dans la prière, le psalmiste espère maîtriser la tentation qu’il ne croit pas être capable de surmonter avec ses propres forces. Le v. 8b « Ne répands pas mon âme » est une référence à la mort. La vie s’écoule comme de l’eau. Le psalmiste réaffirme son appartenance à Dieu pour obtenir l’aide qui lui permettra de résister à toutes les séductions mauvaises qui l’entraîneraient dans la mort. Le v. 9 décrit la situation où il se trouve. C’est l’ambiance tendue caractéristique des supplications, pendant que les images (le filet, les embûches) sont celles de la chasse. Puis, au v. 10 la scène se transforme en une imprécation : « Que les impies tombent! » Les impies seront pris à leur propre piège alors que le psalmiste passera sain et sauf à travers le danger et persévérera dans sa fidélité à Dieu. Il s’agit du thème bien connu de l’auto-rétribution.
On aura remarqué qu’il y a deux interprétations possibles du poème. Si on ne peut pas exclure une situation d’injustice sociale ou politique, d’autres spécialistes ont plutôt pensé que le psaume faisait allusion à un problème religieux. Un fidèle perdu dans un monde de syncrétisme cultuel veut absolument conserver sa vie de foi dans la plus pure tradition yahviste. Au nom de tous ses coreligionnaires en danger, il dénonce l’infiltration en douce, comme « huileuse » des pratiques cultuelles païennes (v. 4-5) et demande à Dieu de l’en préserver à tout prix (v. 3-4). Bref, le psalmiste demande d’être protégé, non pas tant des agissements des persécuteurs mais de l’attrait de flatteries destinées à le détourner de sa fidélité à Dieu. Il a confiance que sa prière sera exaucée et qu’elle hâtera le châtiment. Ceux-là périront, mais le juste passera indemne au milieu des tentations.
Le Ps 141 n’est jamais cité dans le Nouveau Testament. On a rapproché le célèbre v. 2 de Ap 5,8; 8,3-4. À cause du v. 2, l’Église ancienne en avait fait le psaume de la prière du soir, quand s’allumaient les premières lampes. La tradition chrétienne le surnomma « lucernaire ». Mais il y a une lecture plus engagée qui sort du cadre tranquille de la liturgie du soir. Le psaume peut aider un(e) croyant(e) faisant face à l’iniquité humaine, sociale ou politique. Il s’agit certes d’une spiritualité de résistance (v. 2-5), de non-violence (v. 6b), de recours à Dieu (v. 1.8.10a) et de confiance (v. 6a.10b), mais aussi d’une spiritualité de solidarité avec les opprimés, d’abstention de tout pacte avec l’injustice (v. 3-5) et d’appel à Dieu contre le mal (v. 10a). Plus encore, dans un monde pluraliste où il est difficile non seulement de se dire croyant mais de garder une foi authentique, le Ps 141 peut soutenir les croyants d’aujourd’hui.
Hervé Tremblay o.p.
Collège universitaire dominicain
Ottawa, ON