Je préfère épaissir les mystères que les résoudre.
Souvent, en lisant des romans policiers ou des essais philosophiques, je m’enthousiasme pour l’enquête et me retrouve déçu par le dénouement. « Ah, il ne s’agissait que de ça ! » me dis-je en refermant le volume. Dépité, je constate que rien n’a changé entre le début et la fin du livre: en résolvant l’énigme, l’auteur est revenu à la conception de l’univers qu’il partageait avec nous dès le départ. Un voyage en tourniquet qui nous donne quelques frissons mais ne nous emmène nulle part …
J’ aime donc les questions qui durent …
Celle du christianisme, je mis longtemps à me la poser, sans doute parce que je suis né à la fin d’un vieux siècle qui avait accumulé tant de guerres et de génocides qu’il interdisait à ses enfants lucides de pouvoir croire encore au bien, sans doute parce que j’avais poussé athée dans une famille athée, sans doute parce que j’avais suivi mes études de philosophie dans un Paris devenu complètement matérialiste. Je n’avais donc jamais prêté attention à cette étrange histoire d’un charpentier mort sur une croix construite par un autre charpentier.
Pour m’y intéresser, il me fallut deux nuits. Une première nuit sous les étoiles. C’était au Sahara. Une deuxième nuit dans une mansarde. C’était à Paris.
En février 1989, je parcourus le désert du Hoggar avec un groupe de dix personnes, un voyage hygiénique et sportif où nous marchions, entourés de chameaux qui portaient notre nourriture et nos bagages. Un jour, lorsque nous descendions d’une montagne, je pris la tête de l’expédition, impatient, rapide, sans jamais me retourner, négligeant de vérifier mon trajet. Arriva ce que je recherchais sans doute: je me perdis. A sept heures du soir, la nuit tomba, le vent se leva, le froid emplit l’espace et je me retrouvai seul, à plusieurs centaines de kilomètres du premier village, sans eau ni vivres, livré à l’angoisse, promis bientôt à la mort et aux vautours. Au lieu de sombrer dans la panique, je ressentis, en m’allongeant sous un ciel qui me tendait des étoiles grosses comme des pommes, le contraire de la peur: la confiance. Pendant cette nuit de feu, je vécus une expérience mystique, la rencontre avec un Dieu transcendant qui m’apaisait, qui m’enseignait, et qui me dotait d’une force telle que je ne pouvais en être moi-même l’origine. Au matin, comme une trace, en empreinte, déposée au plus intime de moi, se trouvait la foi. Cadeau. Grâce. Émerveillement. J’allais pouvoir mourir avec la foi, ou vivre avec la foi.
Je survécus …
Évidemment, ce Dieu du Sahara n’appartenait à aucune religion. Dépourvu comme je l’étais de toute culture religieuse, je n’aurais pu de toute façon le reconnaître, eût-il été celui de Moïse, de Jésus ou de Mahomet. De retour en Europe, je me plongeai dans les grands textes sacrés, je m’immergeai dans les poètes mystiques de toute confession, du bouddhiste Milarepa à saint Jean de la Croix en passant par le soufi Rumi, et, chaque fois, je m’abreuvais de sens. Cependant m’attendait, une nuit, un deuxième choc: la lecture en une seule traite des quatre Évangiles. Nuit de tempête cette fois-ci. Durant quelques heures, suivant un mouvement de flux et de reflux, j’étais attiré et repoussé ou remonté à la surface, noyé dans l’incompréhension puis porté sur les vagues de l’amour. La figure de Jésus devint une obsession.
Quelques années plus tard, je me décidai à donner un nom à cette obsession: mon christianisme.
De tout cela, il sortit un roman, L’Évangile selon Pilate, qui parut en 2000. Après une décennie consacrée au théâtre, je me contraignis – ou plutôt ce récit me contraignit – à devenir romancier car je voulais reconstituer non seulement des âmes mais des lieux, une époque, un monde. En le rédigeant, je songeais toutefois à ce que donneraient certains passages sur la scène: je les entendais, je les sentais incarnés, vibrants, vivants, sculptés par le clair-obscur, répercutés dans le cœur du public, intenses, présents … J’aime le théâtre pour ce qu’il offre de concis, de brutal, de fort et d’urgent. C’est si bref, une représentation, qu’elle doit se limiter à l’essentiel. Voici donc ce rêve dramatique. Il ne s’agit pas d’une adaptation mais d’une réécriture, un texte différent, plus vif, plus nerveux, au muscle sec.
Les deux personnages principaux, Jésus et Pilate, ne sont pas préparés à ce qui leur arrive: ils sont d’emblée des esprits rationnels qui veulent voir le monde tel qu’on le leur a appris, sans zone d’ombre ni zone de lumière, quadrillé par le savoir, la tradition, la pratique. Ils refusent tout d’abord le mystère. Car ils vont être confrontés à quelque chose d’énorme, d’incompréhensible, deux événements qui nécessairement leur échappent: une résurrection pour Pilate, sa messianité pour Jésus.
Incarnation. Résurrection. Les deux piliers du christianisme. Les deux parties de ce livre.
Pour certains, naturellement, il n’y a là aucun mystère, seulement des fables, des légendes, de la sottise ou de l’exagération… Ceux-là vont peut-être un peu vite en besogne. Sans doute nettoient-ils le champ de la réalité en faisant disparaître ce qui les gêne … Cependant je ne veux pas les convaincre, seulement les intriguer. Car ce que je tiens à partager avec le lecteur, ce ne sont pas mes convictions, mais mes questions.
Si j’ai appelé ces deux textes Mes Évangiles, c’est pour signifier que je n’y délivre aucune vérité, que j’y assène encore moins « la vérité », historique ou théologique, seulement ma vision très subjective des choses… N’avons-nous pas, tous, à partir de tableaux, de musiques, de récits ou de films, réorganisé les événements, soulignant ceci, omettant cela, afin de nous raconter une histoire que nous pouvons croire ou rejeter ? N’avons-nous pas, tous croyants ou incroyants, fabriqué un cinquième évangile ?
Comme je le disais plus haut, je préfère épaissir les mystères que les résoudre. Car un mystère, dès qu’il obtient une solution, cesse d’être un mystère sans nous donner plus à penser.