Dom Marie-Gérard Dubois, père abbé de l’abbaye de La Trappe, haut responsable dans l’ordre des Cisterciens, le fait ici dans un récit lumineux, et profondément humain. Comme le choix d’une vie monastique est-il possible ? Comment vivent-ils et … comment meurent-ils ? L’auteur répond à toutes ces questions, mais pas seulement par la réflexion. Malgré le souci monastique de l’anonymat, dom Marie-Gérard Dubois a accepté de se raconter et de livrer les témoignages par lui recueillis d’autres moines dans chacun a connu un destin exceptionnel. A travers son récit des événements, dom Marie-Gérard Dubois a toujours essayé de faire passer quelque chose de ce que les moines trappistes vivent à l’intérieur d’eux-mêmes, quelque chose de l’expérience spirituelle profonde. A la lecture, il y a beaucoup de moments forts, d’histoires insolites, d’émotion et, partout, la ferveur de la foi. Un témoignage rare, sans précédent, qui sait nous rendre proche cette vie apparemment séparée.
Père abbé de La Trappe
J’ai entendu dire d’un homme politique qu’il était un paresseux contrarié. C’est une définition dans laquelle je me reconnaîtrais volontiers. Il existe deux sortes de moines, comme peut-être deux types d’hommes, ceux qui disent tout le temps : «Pourquoi ne pense-t-on pas à moi pour cette fonction ? »” et ceux qui disent à l’inverse : « Pourvu qu’on ne pense pas à moi! » Les circonstances n’expliquent pas tout, ce sont bien deux sortes de tempéraments. L’humour veut qu’on aille souvent chercher plutôt les seconds qui n’ont rien demandé!
Je ne suis pas du tempérament à courir après les fonctions, et parfois je dis par boutade que moins j’en fais mieux je me porte. Ce sont plutôt les fonctions qui ont couru après moi. Au Mont-des-Cats, lorsque je réfléchissais sur les épreuves qui pouvaient m’atteindre, je me disais que la pire serait d’être envoyé comme supérieur dans un autre monastère. En comparaison, tout le reste ne me semblait pas valoir qu’on se mette trop en peine. En réalité, quand cette épreuve est arrivée, je l’ai « digérée» comme les autres et, d’une certaine manière, j’attends encore ma plus grande épreuve. C’est qu’avant l’heure nous n’avons pas la force et la grâce de la supporter. Elle nous effraie. Mais au moment voulu un autre la porte avec nous.
Depuis Noël 1972, j’étais prieur, c’est-à-dire le second de la communauté, derrière le père abbé, après avoir été sept ans maître des novices, et ces charges me paraissaient déjà bien suffisantes. Une promotion, où plutôt ce qui en a l’apparence, conduit parfois à rencontrer la difficulté et nécessite un plus grand dépouillement.
Certains, dans le cloitre comme dans le monde, ont besoin de se prouver à eux-mêmes qu’ils valent quelque chose sur terre et ils attendent une reconnaissance d autrui par le biais dune fonction. Le profane qui croit que l’on a tout abandonné. d’un coup, en prenant l’habit peut s’étonner. Renonce-t-on Jamais entièrement à sa nature ? Les lois de la psychologie humaine sont les mêmes pour tous. Ce n’est pas forcément une faute ni même paradoxalement un manque d’humilité, car ceci ne se situe pas au plan moral ou spirituel, mais à celui de cette reconnaissance fondamentale dont tout être a besoin pour se construire.
La fonction est alors souvent moins importante que l’idée que l’on s’en fait et la charge affective qu’elle porte avec elle. De jeunes profès ,se trouvent parfois en correspondance, quelques années après leur entrée, avec d’anciens camarades qu’il ont connus à l’université ou dans une branche professionnelle. Ceux-ci commencent à percer, à avoir des responsabilités intéressantes, pendant qu’ils en restent parfois à un travail de manœuvre qui peut consister à nettoyer les lavabos, ratisser entre les pieds de vigne ou repeindre un bâtiment.
Même si les conditions de travail ont changé par rapport à ce qu’elles étaient il y a 20 ans, et amènent à confier davantage de responsabilités des les premières années d’engagement dans la communauté, celles-ci ne correspondent pas nécessairement au niveau que . l’on pourrait atteindre dans une entreprise ou une administration. Le problème vient de ce que le nombre de véritables emplois qui peuvent contribuer à asseoir une personnalité est assez limité. Il n’y aura jamais, par exemple, qu’un abbé, un prieur et un maître des novices, un économe. On peut établir un roulement, bien sûr, mais cela peut entraîner d’autres inconvénients. Le père abbé, est-il dit dans nos constitutions (n. 16, 3) « conduit les frères avec le respect dû à la personne humaine créée à l’image de Dieu, en stimulant leur obéissance spontanée et en favorisant opportunément leurs dons pratiques et intellectuels ». Cela ne peut pas toujours se concrétiser en confiant de hautes responsabilités à chacun d’entre eux, et certains peuvent se sentir écartés ou sous-estimés. A l’inverse, d’ailleurs, tout le monde n’est pas capable de tout. Des charges spécifiques demandent une formation, une compétence qu’il n’est pas possible d’assurer ou de promouvoir. Et pourtant chacun doit trouver son espace où il pourra se bâtir intérieurement, se trouver soi-même et vivre dans la paix en quête de Dieu. On dit d’un des premiers moines du Jura au VIe siècle qu’il « mettait tous ses soins à assigner à chaque frère les fonctions ou les tâches pour lesquelles il le devinait plus particulièrement doué par les dons du Saint-Esprit 1 ». C’est ce que voudrait faire tout père abbé. Si le biographe du VI” siècle le note, c’est qu’il n’est pas évident qu’on y réussisse à tous les coups.
Mais les fonctions ne représentent pas tout. Sont-elles même significatives de la confiance que nous fait autrui ? Peut-être y attachons-nous trop d’importance dans notre propre évolution. Elles représentent en elles-mêmes des services à rendre, plus qu’une promotion à poursuivre. Le seul regard qui puisse vraiment me construire intérieurement, c’est celui de Dieu qui m’a créé et me sauve sans cesse, dans un amour sans faille. Pour le reconnaître, certes, j’ai besoin de médiations, il me le faut saisir, ce regard, à travers celui d’autres humains. Pour chacun, celui du père qui « nomme» et aime est déterminant. Mais nous ne pouvons demeurer tributaires de l’attitude des autres qui se débattent peut-être dans leurs propres problèmes et ne sont pas en mesure de nous accorder ce regard libérateur, attendant eux-mêmes d’être ainsi regardés … Il faut nous faire une raison et pouvoir nous affirmer et nous affermir, quoi qu’on pense de nous, à travers n’importe quelle charge exercée, aussi bien les plus ingrates que celles auxquelles s’attache un certain prestige. Que de personnes dans la cité des hommes accomplissent un travail qui ne leur plaît pas et qu’elles n’ont pas choisi! Elles s’y adonnent par nécessité et, de plus, dans un climat de concurrence où l’on ne se fait pas de cadeau! Malgré les handicaps que j’ai relevés, le moine est un privilégié. Il dispose peut-être de plus de possibilités d’apprendre, comme son maître saint Benoît, à « habiter avec soi-même sous le regard de Dieu 1 ».
Je reconnais que tout m’intéresse, sans que je sois plus particulièrement attaché à quelque chose. Je pourrais dire· aussi que tout capte mon attention sans que rien ne m’absorbe vraiment. Si je n’exécute pas un ouvrage que j’aurais pu faire, ce n’est pas important, et si je le fais, c’est avec application, bien qu’il ne soit pas indispensable à ma vie ni à mon bonheur. Peut-être est-ce cela le détachement, mais je l’accomplis comme naturellement et sans mérite car il fait partie de ma nature de paresseux contrarié. Il est vrai, comme dit quelqu’un qui me connaît bien, que je ne fais pas toujours ce que je veux, mais fais rarement ce que je ne veux pas …
Quand on entre au monastère, le choix fondamental est réalisé, comme dans un mariage, mais il reste ensuite à opérer une série d’autres choix ou à assumer des situations imprévisibles. Tout n’est pas joué d’un coup. Les circonstances ne sont généralement pas aussi mouvementées qu’à l’extérieur mais elles peuvent mettre dans l’embarras ou nous faire rencontrer des situations personnelles délicates. Il n’y a alors guère d’échappatoire, sinon davantage se confier au Christ à qui le moine a remis sa vie.
Je comptais vivre jusqu’à la fin au Mont-des-Cats lorsqu’en 1975 l’abbé de La Trappe, à la lisière de la Normandie et du Perche, démissionna. Cette communauté ne se sentit pas en mesure de choisir son successeur parmi ses membres. Son père immédiat, comme nous disons, c’est-à-dire, en l’occurrence, le père abbé de Cîteaux, chercha ailleurs quelqu’un qui pourrait être supérieur et demanda ce service au frère économe de l’abbaye de Tamié, le père Irénée. Quatre mois après son installation dans sa nouvelle abbaye, celui-ci mourait d’une rupture d’anévrisme au cours de la nuit. Il avait quarante-six ans. La communauté en fut bouleversée et, à un moment critique et douloureux de son histoire, je fus sollicité pour succéder au père Irénée.
Le moment tant redouté pour moi arriva. Je rangeai tous mes papiers avant de quitter le Mont-des-Cats et retrouvai des notes prises lors de lectures d’ouvrages du père Yves Congar, ,que j’avais rencontré jadis à une session de maîtres des novices à l’abbaye bénédictine de Saint-Benoît-sur-Loire. Déjà à moitié paralysé par sa maladie, ce grand théologien, qui circulait en fauteuil roulant, était venu y faire un exposé. Je me dis: « Eh bien, je vais écrire au père Congar. Il n’aime pas qu’on lui dise tout ce qu’on lui doit, mais, à ce carrefour de ma vie, je peux bien lui manifester ma reconnaissance. » Il me répondit bien humblement et gentiment.
Conduit par le père abbé de Cîteaux, j’arrivai le 1er février 1976, à La Trappe, abbaye vaste et solide qui ressemble à un petit village. Il neigeait, le paysage était froid et humide, il était neuf heures du soir – nous avions été retardés par l’état des routes glissantes ; les moines étaient partis se coucher, seuls nous attendaient le portier et le prieur.
Le lendemain, j’étais présenté à la communauté. Les premiers jours, il me fallut découvrir les lieux et surtout les personnes. Je saisissais aussitôt les avantages qu’offraient les bâtiments périphériques, par rapport à ceux du Mont-des-Cats, pour recevoir nos hôtes, les jeunes, les familles, les retraitants, les personnes en difficulté. L’espace me semblait plus considérable. Mon déracinement fut adouci par un accueil chaleureux et il fallait bien que je m’adapte. On ne peut pas vivre toujours dans le passé ni s’abandonner à la mélancolie; mais il m’arriva encore, pendant quelque temps, de me promener dans .les bois environnants avec la nostalgie de ma communauté où j’étais resté presque trente ans et je me disais : « Le paradis serait la communauté du Mont-des-Cats dans ce bel environnement. »