Personne, sauf obligation professionnelle, ne lit plus L’Astrée d’Honoré d’Urfé (1567-1625), ce roman-fleuve que deux siècles de lecteurs, et surtout de lectrices, ont dévoré, commenté, illustré, joué ou parodié. Si on peut douter que la prochaine édition critique de près de quatre mille pages en fasse de nouveau le best-seller qu’il fut, le film qu’Eric Rohmer a réussi à condenser en moins de deux heures (reprenant un projet de Pierre Zucca, mort en 1995) nous procure un délicieux passe-temps.
Publié de 1607 à 1627 en quatre parties de douze livres chacune, dont la dernière a été achevée par le secrétaire d’Urfé, L’Astrée se situe dans la tradition des romans pastoraux où s’ébattent, dans un décor évidemment champêtre, bergers plus occupés de leurs discours et de leurs amours que de leurs moutons, nymphes charmantes et sensuelles, et druides sages et pacifiques. On sait que L’Astrée est un roman à clefs, avec en arrière-fond l’amour de jeunesse que d’Urfé portait à sa belle-sœur devenue sa femme, mais surtout propose une carte du Tendre avant Mlle de Scudéry, une géographie mythique des sentiments et des intrigues amoureuses dans une Gaule d’imagination, située en un Ve siècle de fantaisie.
La belle bergère Astrée (Stéphanie de Crayencour) aime le joli berger Céladon (Andy Gillet) et en est aimée passionnément. Comme leurs familles s’opposent en une querelle implacable, Céladon doit publiquement montrer son attirance pour une autre bergère, ce que ne supporte pas l’intraitable Astrée, qui lui enjoint de ne plus se présenter devant elle. Désespéré, Céladon va se jeter dans le Lignon, mais il est sauvé, inanimé mais vivant, par des nymphes supervisées par la déesse Galathée, à laquelle une petite aventure avec un humain aussi séduisant ne déplairait pas. Mais Céladon est bien décidé à rester fidèle à Astrée et s’enfuit sous un déguisement de femme.
Il aboutit dans une forêt où un sympathique druide lui enjoint d’édifier dans une clairière un petit temple à la déesse Astrée qui attire la dévotion des bergers de la vallée du Lignon. C’est là que Céladon revoit sa bergère, mais il ne veut absolument pas manquer à l’ordre que lui a donné sa bien-aimée : ne pas reparaître devant elle sans son commandement. C’est alors que le druide ingénieux imagine de faire passer Céladon pour sa fille, au moyen d’un travestissement. Astrée sympathise vite, et même plus, avec cette ravissante druidesse, un peu plus grande que les autres, peut-être… Tout se terminera bien.
Comment Rohmer allait-il s’y prendre pour nous conter cette histoire faite de conventions et d’allusions ? On se souvient que, dans Perceval le Gallois (1979), il avait choisi la stylisation et le décor abstrait pour évoquer le Moyen Age légendaire. Rien de cela ici : nous sommes au grand air, dans une belle nature de forêts et de pâturages, même s’il nous prévient au début du film qu’il a dû renoncer à tourner dans le Forez cher à d’Urfé, défiguré par l’industrialisation.
Le danger majeur était celui de la fadeur engendrée par tant de fidélité amoureuse de la part des deux héros. Il est absolument écarté par la beauté physique des acteurs, l’échancrure des corsages et des tuniques, les regards en coin, les ambiguïtés du travestissement, qui donnent au film une franche sensualité, le tirant plutôt vers le roman grec ou vers Shakespeare, contemporain de L’Astrée. Rien de puritain dans ce climat de la Réforme catholique.
Restaient les autres personnages. Il fallait en effet donner la parole à Lycidas, le néo-platonicien, qui plaide pour l’amour monogame, flanqué d’une épouse admirative, mais aussi à Hylas, brûlant partisan d’un butinage de fleur en fleur, ou enfin au druide Adamas, qui développe une assez vague théologie d’une préparation de la religion gauloise et du polythéisme gréco-romain vers un Dieu unique. Certes, Rohmer a respecté les dialogues du roman, mais ils apparaissent parfois comme des discours un brin pesants et ce n’est pas la meilleure partie du film. Ils rompent un peu l’enchantement de ce jeu de cache-cache de l’amour sublimé d’Astrée et de Céladon.
C’est bien de cela en effet dont il s’agit. Amour déçu de la part d’Astrée qui se trompe mais n’y peut rien ; amour indéfectible d’obéissance à la dame chez Céladon. Il n’y a là chez lui nulle servitude ou mollesse de tempérament, mais la conviction que l’amour véritable ne peut être reçu que de l’être aimé. « Savez-vous bien ce que c’est qu’aimer ? C’est mourir en soi pour revivre en autrui. » La mystique du temps n’est pas loin.
Si la fidélité des amants, comme on disait à l’époque, est absolue de part et d’autre, elle est mise à dure épreuve par les obstacles qui pourtant l’authentifient et la consolident et qui prennent ici la forme des attraits de la séduction ou du charme des jeux amoureux, car, à la fin du film, Astrée est bien prête de tromper Céladon avec Céladon…
Mais le plus beau est certainement que la constance des amants d’imagination répond à une autre constance : celle de Rohmer lui-même à son art, à son style, à son esthétique théologique aussi, qui fait de la fidélité le thème majeur de son œuvre. A 87 ans, le cinéaste, qui republie le roman qu’il avait écrit en 1946, La Maison d’Elisabeth, redit son intuition que la littérature nous transporte vers des rivages de la beauté et de la vérité d’un monde que les arts n’ont pas fini de déchiffrer.