Bâtir des ponts, maintenant
« Il y avait un homme riche, qui portait des vêtements de luxe et faisait chaque jour des festins somptueux. Un pauvre, nommé Lazare, était couché devant le portail, couvert de plaies. Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche ; mais c’étaient plutôt les chiens qui venaient lécher ses plaies. Or le pauvre mourut, et les anges l’emportèrent auprès d’Abraham. Le riche mourut aussi, et on l’enterra. Au séjour des morts, il était en proie à la torture ; il leva les yeux et vit de loin Abraham avec Lazare tout près de lui. Alors il cria : ‘Abraham, mon père, prends pitié de moi et envoie Lazare tremper dans l’eau le bout de son doigt pour me rafraîchir la langue, car je souffre terriblement dans cette fournaise. — Mon enfant, répondit Abraham, rappelle-toi : Tu as reçu le bonheur pendant ta vie, et Lazare, le malheur. Maintenant il trouve ici la consolation, et toi, c’est ton tour de souffrir. De plus, un grand abîme a été mis entre vous et nous, pour que ceux qui voudraient aller vers vous ne le puissent pas, et que, de là-bas non plus, on ne vienne pas vers nous.’ Le riche répliqua : ‘Eh bien ! père, je te prie d’envoyer Lazare dans la maison de mon père. J’ai cinq frères : qu’il les avertisse pour qu’ils ne viennent pas, eux aussi, dans ce lieu de torture !’ Abraham lui dit : ‘Ils ont Moïse et les Prophètes : qu’ils les écoutent ! Non, père Abraham, dit le riche, mais si quelqu’un de chez les morts vient les trouver, ils se convertiront.’ Abraham répondit : ‘S’ils n’écoutent pas Moïse ni les Prophètes, quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts : ils ne seront pas convaincus.’ »
Commentaire :
Cette longue parabole en Luc est construite autour de contrastes entre le pauvre Lazare et l’homme riche, dans cette vie et dans l’après-vie. Après une description vive et dramatique de leurs situations (v.19-23), nous avons un dialogue entre le riche et Abraham (v.24-31), une voix implorante et une autre attentive mais ferme. La pointe de ce récit se trouve au v. 29, répétée au v.31: écouter Moïse et les Prophètes.
Cette parabole ne se trouve qu’en Luc, de même que la parabole du Bon Samaritain (10, 25-37) et le récit de la conversion du riche Zachée. (19, 1-10). Elle met en relief une question centrale dans cet évangile : le partage des biens et le souci des personnes qui souffrent. Les biens sont bons, ils sont un don de Dieu. Aussi ont-ils une destination universelle; ils sont faits pour être partagés entre tous et non pas monopolisés par quelques uns. Jésus invite à une solidarité généreuse et à un souci actif des pauvres.
En regard de cette question, l’histoire de Lazare met l’accent sur des éléments particuliers: l’appel à la conversion et son urgence, le rôle des Écritures (Moïse et les Prophètes). Pour Luc, le temps du changement, c’est maintenant, car Dieu nous rend visite en Jésus. Et nous avons tout ce qu’il faut pour entendre cet appel à la conversion: les gens souffrants sont là, à nos portes, visibles, et les paroles nous invitant à changer nos coeurs et nos modes de vie sont là aussi, disponibles. En mentionnant Moïse, Jésus fait référence à l’Alliance: tous les membres du peuple de Dieu, libérés de l’esclavage, forment une famille et ont reçu les dix paroles sacrées qui peuvent les guider vers une vie respectueuse et heureuse. Quant aux Prophètes, ils ont été les puissants hérauts de la justice, dénonçant l’oppression et le mépris des pauvres. La première lecture de ce dimanche (Amos 6,1a.4-7) en est un vibrant exemple. Jésus est en continuité avec cette tradition prophétique et son option.
Jésus et Amos viennent aujourd’hui nous déranger. Ils nous parlent d’un écart entre les gens, entre les peuples, entre les pauvres et les riches. Dans l’au-delà, un grand abîme sépare Lazare et l’homme riche. Parce qu’auparavant, dans leur vie quotidienne, un tel abîme existait. Ceci n’est pas de l’histoire ancienne. Il n’y a qu’à regarder les manchettes de nos journaux, sur nos écrans, plus près de nous dans nos quartiers et plus au loin dans le village global. Dans les dernières décennies, l’écart entre les sociétés plus riches et les plus pauvres s’est élargi. Les conséquences, pour tout le monde comme pour notre planète, sont énormes et terribles. Dans nos milieux immédiats, nous voyons bien, de tant de manières, ces murs et fossés qui séparent les races, les cultures, les religions, les âges, les genres, les familles, …
Les souffrances causées et subies peuvent être clamées ou silencieuses, discrètes ou évidentes, comme celles de Lazare au portail. La Parole de Dieu nous dit aujourd’hui que le temps pour bâtir des ponts, c’est maintenant; si nous attendons trop longtemps, il sera trop tard. Et cette Parole nous dit aussi que nous avons déjà en mains les appels, les réflexions, les perspectives qui peuvent nous inspirer une transformation de nos vies et de nos modes de vie.
Oui, nous avons Moïse et les Prophètes, nous le savons bien. Nous avons même, en plus, les quatre Évangiles, des Lettres et l’Apocalypse. Parmi toutes ces paroles, ces récits, ces poèmes, ces images, ces exhortations, ces réflexions, y en a-t-il une actuellement que j’ai besoin de vraiment entendre, dont me rappeler vivement, afin de briser des murs, de franchir des fossés, de construire des ponts, de me faire proche d’autres personnes, groupes, peuples? Avec qui pourrais-je entreprendre ce déplacement? Cette parole est peut-être endormie profondément en moi, attendant d’être réveillée, ou brille-telle avec éclat devant moi sans que je la remarque. Peut-être est-elle proclamée par une figure amie et proche ou un visage inconnu et suppliant sur un écran. Elle peut ne pas répéter le mot à mot des Écritures mais elle annonce clairement la même Bonne Nouvelle et le même appel urgent à la conversion. À moi de l’écouter de façon attentive et réceptive, aujourd’hui.