L’argent et la liturgie des Heures
Séraphin Poudrier, le célèbre personnage de Claude-Henri Grignon, accomplissait son culte dans le haut-côté de sa misérable cambuse. Quand la porte grinçait, elle annonçait la liturgie «séraphine» comme les cloches de l’église appellent à la messe. L’avare se retirait dans son sanctuaire. Il adorait son dieu. Il se dépouillait totalement de tout ce que la vie lui offrait pour que son seigneur grandisse et demeure l’absolu de son univers! «Mon argin (argent)!»
Dieu et l’Argent
En son temps, Jésus aurait sans doute conté la vie de Séraphin comme une parabole pour illustrer que «Nul ne peut servir deux maîtres: ou bien il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent.» (Matthieu 6, 24) Et le bon curé Labelle aurait pu semoncer l’avare des Pays d’en-haut en citant le Psaume 113B:
«Pourquoi les païens diraient-ils:
‘Où donc est leur Dieu?’
Notre Dieu, il est au ciel;
tout ce qu’il veut, il le fait.
Leurs idoles: or et argent,
ouvrages de mains humaines.» (v. 2-4)
Ah! La cupidité! Vilain défaut qui fait perdre la tête! On réduit son salut à la possession des biens matériels. Bien piètre salut! «L’impie se glorifie du désir de son âme […] Il s’est dit: ‘Rien ne peut m’ébranler, je suis pour longtemps à l’abri du malheur.’» (Psaume 9B, 3.6) Mais le psalmiste chante une sagesse bien différente:
«Pourquoi craindre aux jours de malheur
ces fourbes qui me talonnent pour m’encercler,
ceux qui s’appuient sur leur fortune
et se vantent de leurs grandes richesses?
«Nul ne peut racheter son frère
ni payer à Dieu sa rançon:
aussi cher qu’il puisse payer,
toute vie doit finir.» (Psaume 48, 6-9)
Et Jésus d’ajouter au vieux psaume: «Gardez-vous bien de toute âpreté au gain; car la vie d’un homme, fût-il dans l’abondance, ne dépend pas de ses richesses.» (Luc 12, 15)
Il comble de biens
Par ailleurs, Jésus et les psalmistes nous invitent-ils vraiment au dépouillement radical? Au mépris des biens créés par Dieu, voulus par lui, offerts par lui pour la vie et le bonheur de ses enfants? Bien sûr que non. Les promesses de Dieu sont claires: «Le Seigneur ton Dieu te fait entrer dans un bon pays, un pays de torrents, de sources, d’eaux souterraines jaillissant dans la plaine et la montagne, un pays de blé et d’orge, de vignes, de figuiers et de grenadiers, un pays d’huile d’olive et de miel, un pays où tu mangeras du pain sans être rationné, où rien ne te manquera, un pays dont les pierres contiennent du fer et dont les montagnes sont des mines de cuivre. Tu mangeras à satiété et tu béniras le Seigneur ton Dieu pour le bon pays qu’il t’aura donné.» (Deutéronome 8, 7-10)
Au souvenir de cette promesse, le psalmiste considère que Dieu bénit le juste en le comblant de biens: «Les pauvres mangeront, ils seront rassasiés.» (Psaume 21, 27) «Tu combles à la face du monde ceux qui ont en toi leur refuge.» (Psaume 30, 20) «Le Seigneur donnera ses bienfaits, et notre terre donnera son fruit.» (Psaume 84, 13) «Il comble de biens les affamés!» (Psaume 106,9) Voilà pourquoi le juste est heureux et «les richesses affluent dans sa maison» (Psaume 111, 3). Il peut louer Dieu pour ses bienfaits: «À toute chair, il donne le pain, éternel est son amour!» (Psaume 135, 25)
Devant les biens, nous conseillent les psaumes, méfiez-vous de l’avidité qui vous pousserait à en faire des idoles. Mais n’allez pas mépriser les dons de Dieu. Goûtez-y. Savourez-les. Dieu vous les offre pour vous combler et vous rendre heureux.
Liturgie au ras du sol
On a souvent pensé que la liturgie des Heures appartenait à la liturgie céleste. Ceux et celles qui s’y adonnent quitteraient la terre pendant quelques minutes. Ils pénétreraient dans le ciel pour participer à la louange des anges.
Les psaumes, plat de résistance de la liturgie des Heures, tiennent un autre langage. Ils nous gardent plutôt sur la terre, au ras du sol, à portée des biens matériels tout autant que des biens spirituels. Ils nous disent simplement qu’il faut nous aimer entre Séraphin Poudrier et séraphin du paradis. Ni avare, ni angélique.
Bel équilibre que nous sert la liturgie des Heures, à une époque où l’économie joue un si grand rôle dans notre quotidien. Les psaumes ne nous défendent pas de gagner de l’argent. Ni Jésus d’ailleurs. Tout est dans l’intention qui guide notre comportement. Jésus finit sa parabole du riche insensé en disant: «Voilà ce qui arrive à celui qui amasse pour lui-même, au lieu d’être riche en vue de Dieu.» (Luc 12, 21) Remplis ton bas de laine, soit. Mais remplis-le pour te rapprocher de Dieu, et non pour te replier sur toi-même.