Auteur : Paul Claudel (1868-1955) dramaturge, poète, écrivain et diplomate est un “auteur-monde”. Incroyant, il se convertit au catholicisme le soir de Noël 1886. “C’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma vie. En un instant mon coeur fut touché et je crus. Je crus, d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de tout mon être, d’une conviction si puissante, d’une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute, que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée, n’ont pu ébranler ma foi, ni, à vrai dire, la toucher.”
L’ANNONCIER
Fixons, je vous prie, mes frères, les yeux sur ce point de l’Océan Atlantique qui est à quelques degrés au-dessous de la Ligne à égale distance de l’Ancien et du Nouveau Continent. On a parfaitement bien représenté ici l’épave d’un navire démâté qui flotte au gré des courants. Toutes les grandes constellations de l’un et de l’autre hémisphères, la Grande Ourse, la Petite Ourse, Cassiopée, Orion, la Croix du Sud, sont suspendues en bon ordre comme d’énormes girandoles et comme de gigantesques panoplies autour du ciel. Je pourrais les toucher avec ma canne. Autour du ciel.
Et ici-bas un peintre qui voudrait représenter l’oeuvre des pirates – des Anglais probablement – sur ce pauvre bâtiment espagnol, aurait précisément l’idée de ce mât, avec ses vergues et ses agrès, tombé tout au travers du pont, de ces canons culbutés, de ces écoutilles ouvertes, de ces grandes taches de sang et de ces cadavres partout, spécialement de ce groupe de religieuses écroulées l’une sur l’autre. Au tronçon du grand mât est attaché un Père Jésuite, comme vous voyez, extrêmement grand et maigre. La soutane déchirée laisse voir l’épaule nue. Le voici qui parle comme il suit : « Seigneur, je vous remercie de m’avoir ainsi attaché…»
Mais c’est lui qui va parler. Écoutez bien, ne toussez pas et essayez de comprendre un peu. C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau, c’est ce qui est le plus long qui est le plus intéressant et c’est ce que vous ne trouverez pas amusant qui est le plus drôle. (Sort I’Annoncier).
LE PÈRE JÉSUITE
« Seigneur, je Vous remercie de m’avoir ainsi attaché ! Et parfois il m’est arrivé de trouver vos commandements pénibles et ma volonté en présence de votre règle perplexe, rétive.
Mais aujourd’hui il n’y a pas moyen d’être plus serré à vous que je ne le suis et j’ai beau vérifier chacun de mes membres, il n’y en a plus un seul qui de vous soit capable de s’écarter si peu. Et c’est vrai que je suis attaché à la croix, mais la croix où je suis n’est plus attachée à rien. Elle flotte sur la mer. La mer libre à ce point où la limite du ciel connu s’efface, et qui est égale distance de ce monde ancien que j’ai quitté et de l’autre nouveau. Tout a expiré autour de moi, tout a été consommé sur cet étroit autel qu’encombrent les corps de mes sœurs l’une sur l’autre, la vendange sans doute ne pouvait se faire sans désordre, mais tout, après un peu de mouvement, est rentré dans la grande paix paternelle … Je me suis donné à Dieu et maintenant le jour du repos et de la détente est venu et je puis me confier à ces liens qui m’attachent. »
« Mon Dieu, je vous prie pour mon frère Rodrigue ! Il se figure qu’il vous tourne le dos… Mais, Seigneur, il n’est pas si facile de vous échapper, et s’il ne va pas à vous par ce qu’il a de clair, qu’il y aille par ce qu’il a d’obscur ; et par ce qu’il a de direct, qu’il y aille par ce qu’il a d’indirect ; et par ce qu’il a de simple, qu’il y aille par ce qu’il a en lui de nombreux et de laborieux et d’entremêlé ; et s’il désire le mal, que ce soit un tel mal qu’il ne soit compatible qu’avec le bien ; et s’il désire le désordre, un tel désordre qu’il implique le branlement et la fissure de ces murailles autour de lui qui lui barraient le salut, je lui dis à lui et à cette multitude avec lui qu’il implique obscurément. Car il est de ceux-là qui ne peuvent se sauver qu’en sauvant toute cette masse qui prend leur forme derrière eux. Ainsi soit-il. »
(Extrait du Soulier de Satin, 1929)