Quand on parle d’un film, on pense tout naturellement aux images, dont le mouvement se déploie devant nos yeux, et ce n’est que dans un second temps qu’arrive à l’esprit qu’elles sont accompagnées, depuis l’invention du « parlant », d’une bande-son, faite de musique, de paroles, de bruits et de silences. Il y a dans la fabrication d’un film, une opération très importante, confiée à l’ingénieur du son, celle du mixage. Elle consiste à mélanger les sons enregistrés pendant le tournage, avec la musique et les bruitages. Ainsi que pour les raccords entre les images, l’opération ne doit pas laisser de traces, comme une respiration qui ne s’entend pas.
Le plus souvent, le son double et parfois redouble l’image. Mais les meilleurs cinéastes ont bien compris qu’ils devaient jouer d’un univers sonore en contrepoint, voire en opposition, avec le visuel. Robert Bresson en a fait la théorie comme un des principes du « cinématographe » et a édicté, par exemple, la norme qu’il ne devait y avoir dans un film que de la musique intégrée à l’action : les personnages assistent à un concert ou un musicien joue dans la rue où ils passent. Jean-Luc Godard a souvent calqué le son de ses films de façon à le rendre plus proche de la réalité de la vie quotidienne. Il est vrai qu’en réalité nous ne percevons que des bruits différenciés ; ce que dit telle personne se perd à moitié dans le vacarme extérieur ou dans l’inintelligibilité de sa prononciation. Godard veut casser la perfection technique du son, purement artificielle.
D’autres cinéastes ont élevé le son à la hauteur du protagoniste principal de certaines œuvres. Pensons à Kieslowski (La double vie de Véronique ou Bleu) : un événement sonore extérieur, un silence constituent le moteur de l’action, et comme ils ne sont ni illustratifs ni illustrés par des images, ils contribuent à faire entrer le spectateur dans la sphère de l’indicible.
Il y a enfin des cas extrêmes. Ainsi Marguerite Duras, en réalisant Son nom de Venise dans Calcutta désert, a utilisé la totalité de la bande son d’India Song, pour accompagner d’autres images qui disaient autrement la même chose, dans l’errance de la seule caméra parmi les ruines d’un temple. Le Grand Silence, dont nous avons parlé récemment,i est une œuvre dont la signification n’est perceptible que par les bruits, surtout les plus communs et les plus prosaïques d’une vie monastique.
Heimatklänge, de Stefan Schwietert
La musique, comme sujet
Il est remarquable de constater que bien des films récents ont mis en relief la bande sonore et même franchi un pas de plus en s’interrogeant sur la musique elle-même, la déployant, et même plus, en l’habitant. Les exemples seraient nombreux. Qu’on me permette ici de présenter deux œuvres, parmi les plus beaux choix du dernier Festival international de Nyon, Visions du réel. On peut espérer les voir à la rentrée.
Heimatklänge (Résonances ou échos du pays) peut apparaître comme un produit de pur helvétisme, avec montagnes enneigées et granitiques d’Appenzell, dialecte suisse alémanique et surtout jodel. Mais voilà, le film nous entraîne à la recherche de cet art du chant, non seulement assumé mais modelé par une modernité, jusqu’à peut-être en être perverti…
On sait que le jodel consiste à vocaliser en passant sans transition de la voix de poitrine à la voix de tête. C’est un chant de montagnards, destiné à franchir les vallées, à résonner en écho dans la nature, à appeler les bergers et leurs troupeaux. Il est, bien entendu, au centre du folklore traditionnel, patriotique et paysan de la Suisse de carte postale. La force du film de Stefan Schwietert est de tourner le dos à cette dimension, en la traitant même avec un sourire indulgent pour nous faire accéder à une véritable enquête anthropologique.
Pour ce faire, puisqu’il s’agit d’un documentaire, il a recours à trois véritables artistes, bien connus Outre-Sarine : Erika Stucky, Christian Zehnder et Arnold Alder. Nous les suivons dans leurs tournées, leurs répétitions, leurs enseignements, mais sommes aussi conduits à la recherche de leur enfance qui leur a donné ce goût du chant traditionnel. L’enquête porte sur la transformation de leur chant et de leurs perceptions. Stucky est la plus truculente, maniant la dérision que lui permet sans doute davantage sa condition féminine s’exerçant dans un chant plutôt masculin. La dimension jubilatoire s’exprime bien lorsqu’elle joint sa voix à celle de la chanteuse de rock, Sina.
Zehnder est à la fois, si j’ose dire, le plus déjanté et le plus génial : il marie le jodel aux audaces de la musique moderne, fait vibrer son corps, pratiquement désarticulé, pour créer un art fait de danse, de gestuelle et de sons étranges, irréels et profondément émouvants.
Alder, dit Noldi, reste classique, le plus accompli peut-être. Il vient d’un ensemble de jodlers, composé de ses frères et de son père (Alder Buebe), qui a fait les beaux jours des 33 tours… Mais il chante avec une telle perfection musicale, qu’on semble là aussi être à cent lieux du folklore.
Pourtant, justement, dans un mélange étonnant, le film sait replonger cette musique dans les manifestations carnavalesques ou religieuses. Où vont ces personnages vêtus de costumes ornés de grelots et portant ces coiffures incroyables, surmontées de maquettes représentant la vie quotidienne des alpages ? Ils s’enfuient dans la nuit d’hiver pour retrouver les foyers de lumière. Le jodel appartient à la liturgie ancestrale, au culte des morts, à ce jeu des ombres et des lueurs qui vacillent. Il est non seulement, comme le dit Jean Perret, « la forme éthérée d’une folie », mais un chant de l’humanité, appartenant à une religion primitive, non pas enfouie mais transformée.
Cette universalité du chant des montagnes est bien montrée dans le film par la rencontre de Zehnder avec un groupe de la République de Touva, près de la Mongolie : les Huun Huur Tu, qui s’expriment par des sons de gorge. La musique faite en commun possède alors comme une vigueur renforcée, renvoyant à un au-delà dont le mystère est sans doute simplement celui de la condition humaine, chantant sa détresse comme son espoir.
Retour à Gorée, de Pierre-Yves Borgeaud
La musique pour communier
Le second film, lui aussi présenté à Nyon, est également un pèlerinage aux sources, mais à travers le monde et surtout à travers les douleurs d’un peuple. Pierre-Yves Borgeaud, avec Retour à Gorée, nous emmène du Sénégal aux Etats-Unis, puis en Europe, pour revenir en Afrique. Il s’agit en fait de relier entre elles différentes sortes de musique voisines, le jazz, le blues et le gospel, par un retour à leur racine commune qui est africaine, et par là apparentée au destin tragique de la traite des Noirs.
Le continent a connu cette mise en esclavage depuis l’occupation musulmane, mais c’est bien la traite dite « atlantique » qui est ici en cause. On sait que des millions d’Africains, d’habitude déjà réduits en esclavage, ont été déportés du XVe au XIXe siècle pour servir de main d’œuvre à la colonisation des Amériques. Le symbole de ce drame en est l’île de Gorée, au large de Dakar, où ils étaient rassemblés et triés, avant d’être jetés dans des navires négriers.
Le film raconte comment un groupe de musiciens s’est constitué autour du chanteur sénégalais et musulman Youssou N’Dour, avec le pianiste genevois aveugle Moncef Genoud et d’autres dont le film raconte la recherche à Atlanta, à la Nouvelle-Orléans et à New York. Ce mémorial de la traite des Noirs se fera à Gorée même, par l’interprétation des chansons de Youssou ou leur transformation par le jazz américain. Youssou y rencontrera les artistes américains, dont un groupe d’évangélistes, et il sera leur guide au Sénégal. Le but n’est pas tant la déploration du drame historique qu’un sursaut pour confronter, mêler, relire les beautés de la rencontre des deux courants musicaux, qui ont partie liée puisqu’on sait bien que les spirituals et le jazz lui-même sont issus des mélodies des esclaves noirs.
La musique qui en résulte dans le film est superbe, riche et chatoyante, avec ses rythmes et ses sonorités. Et il y a également la confrontation de deux humours, l’un américain, l’autre africain, dûment enregistrés par un Européen.
Il est certain que l’Afrique réelle ne correspond pas vraiment à celle, rêvée ou fantasmée, qui se trouve dans l’inconscient des Noirs américains, et la communication par les langues n’est pas si facile non plus. Mais il reste toujours pour communier le chant et la musique, surtout si elle vient des profondeurs de l’âme et de l’histoire.