« Ce jour que fit le Seigneur est un jour de joie, alléluia ». Ce verset, tiré du Ps 118, est depuis les premiers siècles chrétiens associé à la célébration de Pâques. Dans la tradition juive, il termine le Hallel (Ps 113-118) qui est récité aux grandes fêtes, notamment au repas pascal. Dans son sens littéral, toutefois, le psaume est une action de grâce individuelle à connotation collective. Délivrée d’un grand danger, la communauté vient en procession remercier Dieu dans son temple, où des prêtres l’accueille, la bénissent et se préparent à offrir un sacrifice. C’est dire que, du point de vue structurel, le psaume combine des éléments de ces deux genres. S’il est difficile de préciser la célébration liturgique originale (liturgie pour la fête des Tentes (Né 8,13-18), cérémonial de l’intronisation cultuelle de YHWH, fête du nouvel an ?), il est encore plus difficile de le faire pour l’épreuve dont Israël a été sauvé. Comme c’est souvent le cas dans les psaumes, le texte est à la fois assez précis pour qu’on puisse bien identifier le genre littéraire et assez flou pour qu’on puisse l’appliquer à d’autres situations semblables.
La structure du poème suit le schéma traditionnel des actions de grâce pour les intervention divine en faveur de son peuple. Les commentateurs s’entendent généralement pour la division suivante : après l’antienne d’ouverture (v. 1) ; et l’invitatoire habituel (v. 2-4), il y aurait un premier chant de louange (v. 5-18) dans lequel un soliste (v. 5-7 ; 10-13 ; 17-18) alternerait avec le chœur (v. 8-9 ; 14-16) ; puis un deuxième chant de louange (v. 19-28) comportant la liturgie d’entrée (v. 19-20), l’action de grâce dans laquelle un soliste (v. 21-22 ; 28) alternerait avec le peuple (v. 23-25) et les prêtres (v. 26-27). Le dernier verset, enfin, reprend l’antienne d’ouverture (v. 29). Mais cette structure dialoguée à plusieurs acteurs, bien que possible, ne s’impose pas. À strictement parler, rien n’empêche qu’on mette dans la bouche du psalmiste lui-même tout le psaume, sauf les v. 26-27 qui constituent la réponse d’un interlocuteur, une formule de bénédiction.
Voyons cela avec plus de détails. Le refrain « éternel est son amour » (v. 1 et 29) est bien connu dans les psaumes (Ps 136 ; 100,5 ; 106,1 ; 107,1). Cet invitation générale à louer Dieu à cause de sa bonté et de son amour est amplifiée par les v. 2-4 dans lesquels les trois groupes qui constituaient le peuple d’Israël sont nommés : « la maison d’Israël » désignerait la société civile, « la maison d’Aaron », les prêtres, « ceux qui craignent le Seigneur », soit le peuple tout entier soit les étrangers favorables au judaïsme, les « prosélytes » (cf. Ac 10,2).
Le premier chant de louange (v. 5-18) est constitué d’un hymne de reconnaissance qu’entonne le personnage principal, le soliste. Il fait d’abord allusion aux nombreuses difficultés qu’il a rencontrées (v. 5-7), le chœur lui répond par une profession de foi : il vaut mieux compter sur Dieu que sur les humains (v. 8-9). Le soliste reprend en évoquant les exploits du Seigneur (v. 10-13). Par trois fois, il rapporte qu’il a eu raison des ennemis qui le cernaient comme des guêpes ou comme un feu dans les ronces (v. 10b.11b.12c ; cf. Dt 1,44). Le chœur reprend en affirmant que le Seigneur est la force et le chant du psalmiste (v. 14-16). Cette double expression qui se retrouve aussi en Ex 15,2, le chant de victoire après la traversée de la mer Rouge (cf. Is 12,2), montre probablement qu’il y a un lien entre les exploits évoqués par le psalmiste et les merveilles du Dieu de l’Exode. Au v. 15-16, « la droite » ou « le bras » du Seigneur constitue un autre rapprochement avec le livre de l’Exode (Ex 15,6). Le soliste termine ce premier chant de louange aux v. 17-18 : celui qui fut arraché à la mort peut louer le Seigneur et raconter aux autres ses hauts faits.
Vient ensuite le deuxième chant de louange (v. 19-28). Jusque-là, il s’agissait de la procession durant laquelle le soliste rendait grâce et auquel répondait le chœur et la foule. Maintenant la procession arrive à la porte du temple où va se dérouler la cérémonie d’entrée qui comporte également un dialogue entre le soliste, le peuple et les prêtres. Aux v. 19-20, la liturgie d’entrée comme telle, le soliste demande la permission d’entrer dans le temple ; les prêtres lui répondent que c’est la porte du Seigneur et que seuls les justes peuvent y passer. L’action de grâce (v. 21-28) qui suit comporte la participation du soliste, du peuple et des prêtres. D’abord le soliste loue Dieu après que la porte se soit ouverte (v. 21-22). La pierre dont il parle peut désigner soit Dieu lui-même (souvent désigné comme le « rocher » cf. Ps 18,3.32.47 ; 19,5 ; 28,1 ; 31,4 ; 42,10 ; 62,3, etc.), soit le temple, soit même Israël. En effet, plusieurs événements de l’histoire peuvent être évoqués ici.
On pense le plus souvent au retour d’exil qui a marqué un revirement complet de situation. S’il s’agit de Dieu, qui était méprisé durant cette période sombre, il est devenu une « pierre d’achoppement » (Is 8,14) pour les incroyants. Si c’est le temple, maintenant reconstruit après sa destruction, il se dresse comme une lumière au milieu des nations. S’il s’agit d’Israël, enfin, qui fut jadis bafoué, il joue désormais le rôle primordial de pierre angulaire par rapport à toutes les nations. Le peuple reprend la parole aux v. 23-25 en confessant que ce revirement radical et inattendu de la situation ne résulte pas du jeu des forces humaines ou politiques mais qu’il est un don de Dieu. Ce jour de victoire que fit le Seigneur est ce jour de YHWH annoncé par les prophètes (Am 5,18 ; So 1,15 ; Éz 22,24 ; Mal 3,21), jour de lumière pour les justes mais jour de ténèbres pour les impies. La célébration éclate finalement en acclamation populaire « Donne le salut ! » (v. 25). Les prêtres (v. 26-27) répondent en bénissant les pèlerins et en les invitant à venir en procession agiter leurs rameaux autour de l’autel. À la toute fin du psaume (v. 28), le soliste prononce une solennelle profession de foi. L’antienne finale du v. 29 invite de nouveau le peuple à rendre grâce au Seigneur et reprend le v. 1, encadrant ainsi le psaume.
Certains versets méritent encore une attention spéciale :
• Au v. 5, l’expression « mettre au large » (cf. Ps 4,2 ; 18,20 ; 31,9 ; 119,45) est évocatrice des grands espaces libérateurs et correspond bien, par antithèse, au mot précédent « angoisse », qui évoque l’étroitesse et l’oppression qui empêche de respirer. On peut comprendre : Dieu me permet de respirer, de me dégager de l’oppression, me donne de l’air et de l’espace. Le chemin étroit est le symbole du péril et de la détresse, la voie large, celui de la sécurité.
• Les versets 10b.11b et 12b utilisent une métaphore délicate habituellement adoucie en traduction « je les circoncis ». Est-ce une allusion à l’ancienne coutume de couper le prépuce des ennemis tués au combats (les païens « incirconcis », cf. 1 S 18,25-27), un peu comme les scalps en Amérique du nord ? Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une expression métaphorique pour « mise à mort, répression, domination », d’où la traduction habituelle « je les détruis ».
• Au v.15b, l’expression « sous les tentes des justes » serait peut-être une allusion aux huttes de branchages sous lesquelles on habite lors de la fête des Tentes (cf. Ex 23,14 ; Lv 23,33-36.39-43 ; Né 8,14-17).
• v.22-23 « La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs ». La pierre d’angle qui peut devenir une pierre d’achoppement est un thème messianique (cf. Is 8,14 ; 28,16 ; Jr 51,26 ; Za 3,9 ; 4,7). C’est l’origine d’Israël : rejeté comme une nation insignifiante (cf. Éz 16,1-14), il a pourtant joué un rôle de premier plan dans l’établissement du royaume de Dieu. Est-ce une allusion ici à ces textes prophétiques ou bien une locution proverbiale pour exprimer le relèvement de ce qui était vil et méprisé ? Quoi qu’il en soit, il s’agit de la délivrance éclatante d’Israël.
• v.24 « Voici le jour que fit le Seigneur ». Comme nous le disions précédemment, dans la tradition chrétienne, ce verset a été appliqué au jour de la résurrection du Christ et est utilisé dans la liturgie pascale, mais le contexte original invite plutôt à le comprendre comme une action de grâce pour une victoire militaire récente, « le jour où YHWH a agi, où il est intervenu ».
• v.25 « Donne, Seigneur, le salut ! », en hébreu hoshi’ah-nah, d’où vient notre Hosanna ! qui est plutôt devenue une acclamation.
• v.26 « Béni soit au nom du Seigneur celui qui vient ». À l’acclamation rituelle du verset précédent, les prêtres répondaient par cette bénédiction en invitant la foule à se préparer aux sacrifices.
• v.29 Le psaume se termine comme il a commencé.
La progression spirituelle des croyants suit la progression géographique du psaume. De la large place du v. 5, où l’on rappelle les événements qu’on célèbre et la confiance en Dieu qu’on avait ; aux portes du temples des v. 19-20, où la musique et les acclamations résonnaient ; à la maison de Dieu, enfin, au v. 26, pour la prière de remerciement, la proclamation et la bénédiction. Soit donc qu’il s’agisse d’un événement ponctuel ou d’une célébration cyclique, le psaume est né d’un drame national qui a tourné à l’avantage d’Israël. Oui, comme l’affirment les v. 8-9, il est plus payant de faire confiance à Dieu qu’aux moyens humains, à ce Dieu qui répond aux situation de détresse.
La relecture chrétienne de ce psaume est d’une grande richesse. Toute épreuve, en effet, a un avant-goût de mort, tandis que toute guérison ou toute résolution de cette épreuve ressemble à un retour à la vie, à une résurrection. Déjà la fin du psaume présentait la fin du drame comme une victoire sur la mort (v. 17-18), de là l’interprétation pascale l’appliquant à la mort / résurrection de Jésus. Plusieurs autres rapprochements permettent aussi d’appliquer le psaume à Jésus :
• la haine envers le fidèle (v. 5.7.10-13) qu’a éprouvée le Christ ;
• le thème de la droite de Dieu des v. 15-16 en Ac 2,33 ; 5,31 ;
• le thème de la porte des v. 19-20 en Jn 10,1-5 au sujet de l’accès à la vie éternelle et à la résurrection.
• la pierre méprisée des v. 22-23 appliquée au Christ en Mt 21,42//Mc 12,10//Lc 20,17 ; Ac 4,11 ; Rm 9,33 ; 1 Co 3,11 ; Ép 2,20 ; 1 P 2,4-7 ;
• l’hosanna et l’acclamation des v. 25-26, ou les rameaux du v. 27. L’acclamation fut reprise par la foule le jour de l’entrée messianique de Jésus à Jérusalem, pour passer ensuite dans la liturgie catholique. C’est pourquoi le Nouveau Testament lui-même l’applique à Jésus (cf. Mt 21,9 // Mc 11,9-10 // Lc 19,38 // Jn 12,13) ; et dans un discours de Jésus à Jérusalem (Mt 23,39 // Lc 13,35).
C’est dire que les paroles du psaume se sont pleinement réalisées en Jésus.
Fr. Hervé Tremblay o.p.
Ottawa