Voici un autre psaume qui aborde l’éternel problème de la justice. On se rappelle que l’Ancien Testament a toujours été « enfermé » dans la doctrine traditionnelle de la rétribution selon laquelle le juste devait être récompensé et le méchant puni sur la terre. Or, l’expérience avait montré à maintes reprises combien cette croyance ne fonctionnait pas. Aussi, plusieurs textes bibliques ont-ils tenté d’expliquer l’inexplicable tout en restant – faute de mieux – dans les cadres du principe de rétribution. Le Ps 94 reprend les protestations contre la corruption des juges, le mépris des pauvres, le règne de l’injustice et les abus du pouvoir. Si l’on croit que Dieu est juste, pourquoi tolère-t-il l’injustice? pourquoi ne semble-t-il rien faire? Le Ps 94 est un poème à la fois plein d’indignation devant le règne de l’injustice et rempli de foi et d’espérance dans le juste jugement de Dieu. Le psaume est aussi une apologie du silence apparent de Dieu, considéré par les impies comme impuissant.
Le psaume est un mélange de plusieurs genres littéraires : d’abord une lamentation (v. 1-7) puis un psaume de confiance (v. 8-15) comprenant un développement sapientiel (v. 8-13). Ces deux parties se complètent. La première partie fournit les motifs de la confiance exprimée dans la seconde partie; la seconde partie, sans la première, perdrait l’intérêt de l’insertion d’une thèse dans le concret. Devant une telle diversité, plusieurs exégètes ont renoncé à classer le psaume dans un seul genre littéraire, bien que la plupart le considèrent comme une lamentation à la fois collective et individuelle.
La structure du psaume résulte du mélange de ces éléments littéraires divers. La première partie (v. 1-15) est une prière communautaire au Dieu juste s’exprimant à la première personne du pluriel, tandis que la seconde partie (v. 16-23) est un hymne d’action de grâce au ton personnel s’exprimant à la première personne du singulier, ce qui montre l’implication du psalmiste dans le drame collectif qui se joue. Le poème se déroule donc en deux temps et de deux manières différentes. Premièrement aux v. 1-15 de façon théorique et universelle: les méfaits et l’arrogance des impies (v. 3-7); l’indignation du juste (v. 8); l’omniscience de Dieu à qui rien n’échappe (v. 9-10) qui déjà prépare la rétribution des méchants et la récompense des justes (v. 12-15). Deuxièmement aux v. 16-23 de façon pratique et personnelle. Sans le secours de Dieu le psalmiste est perdu (v. 16-17). Il recourt à son expérience passée des interventions divines (v. 18-19) et y trouve des raisons d’espérer et de comprendre le silence de Dieu (v. 20-21) et affermit sa certitude d’être exaucé (v. 22-23). On aurait donc la structure suivante :
A Supplication (v. 1-2)
B Lamentation (v. 3-7)
C Confiance (v. 8-15)
C’ Confiance (v. 16-19)
B’ Lamentation (v. 20-21)
A’ Supplication (v. 22-23)
Commentons quelques versets. Les premiers mots du psaume sont surprenants, littéralement « Dieu des vengeances », que la traduction liturgique a préféré rendre « Dieu qui fais justice ». C’est que le mot « venger » comporte une connotation péjorative qui ne semble pas convenir pas au Dieu de la révélation. La différence, toutefois, c’est que Dieu ne se venge pas comme les humains! Pour lui, il s’agit plutôt de rétablir la justice. En effet, Dieu se présente dans plusieurs textes bibliques comme le goël, c’est-à-dire le « vengeur de sang » de son peuple. Dans le système de justice ancien, en effet, il appartenait au membre aîné d’une famille de rétablir la justice d’une personne lésée. Au v. 2, le psalmiste demande à Dieu de faire revenir sur les impies la « rétribution », c’est-à-dire l’effet de leur mauvaise action. Mais il voit bien que la réalité est tout autre! Aux v. 3-4 il exprime son scandale du triomphe des impies avec la fameuse question « jusques à quand? » Les impies insultent Dieu (Ps 31,19; 59,8; 75,6) qui reste muet (au point où le v. 20 le soupçonnera même d’être complice de leur impiété!).
Le psalmiste s’étonne que Dieu semble supporter ce mal passivement. Les v. 5-6 parlent des impies qui piétinent et écrasent l’héritage de Dieu, à savoir le pauvre, la veuve, l’étranger et l’orphelin. Pourtant, à en juger d’après les apparences, Dieu ne semble pas s’en préoccuper. Qui plus est, le v. 7 fait état de blasphèmes contre Dieu. Les impies, confortés par le silence de Dieu, poussent l’insolence jusqu’à affirmer que Dieu ne voit pas ou n’entend pas. Pour eux, Dieu est impuissant et ils peuvent continuer à faire le mal. Le v. 8 introduit la diatribe sapientielle où diverses formes littéraires s’entremêlent : interpellation directe (v. 8), interrogation oratoire (v. 9-11), béatitude (v. 12-13). Le v. 9 est une démonstration par l’absurde. Le Dieu qui forma l’oreille doit entendre; le Dieu qui façonna l’œil doit voir; le maître des nations est en mesure d’exiger des comptes; celui qui accorde à l’humain le savoir sait bien ce que l’humain pense. Les idoles, elles, ont des oreilles mais n’entendent pas (cf. Ps 115,6; 135,17).
La conclusion est que Dieu n’est pas absent ni indifférent à l’injustice : il sait, il voit, il entend. La phrase du v. 11 pourrait être une addition puisqu’elle est en prose et brise la métrique régulière du poème. On y reconnaît des phrases d’autres sages (Jb 5; Qo 1,1). Fort de sa conclusion, le psalmiste affirme le bonheur du juste instruit de le loi divine (v. 12) alors que l’impie est destiné à la fosse (v. 13). Au v. 14 une première motivation proclame la sollicitude de Dieu pour son peuple, s’opposant au v. 5 où les impies opprimaient le peuple de Dieu. Le v. 15 est difficile à traduire mais son sens général semble clair. Il s’agit du juste jugement de Dieu dans lequel les justes sont les premiers à se réjouir. Non seulement Dieu ne délaisse pas les siens, mais il leur prépare une magnifique récompense. Au v. 16 « qui se lèvera pour moi? » est une expression juridique signifiant « qui va plaider ma cause? » C’est à partir d’ici que commence la première personne du singulier. Au v. 17 le psalmiste avoue que sans le secours de Dieu il serait déjà dans le « lieu du silence », c’est-à-dire le séjour des morts. Le v. 18 poursuit la même idée.
Le psalmiste se souvient que le Seigneur le soutenait quand son pied trébuchait, que le Seigneur le réconfortait et le consolait quand les soucis l’accablaient. L’expérience du passé lui donne confiance dans une intervention future de Dieu. Au v. 20 le psalmiste cède à l’inquiétude devant le silence de Dieu qui paraît se faire complice de l’iniquité. Ce verset pourrait aussi affirmer que Dieu peut tirer de la souffrance une leçon mystérieuse. Le v. 21 insiste : « les impies traitent l’innocent comme s’il était méchant ». Les v. 22-23 sont un appel final au Dieu juste juge. Au doute de la lamentation précédente succède maintenant la profession de foi en la fidélité du Seigneur qui est présenté comme « une forteresse, un rocher, un refuge ». Dieu ne se contente pas de protéger ses fidèles, il intervient dans l’histoire. L’attitude finale du psalmiste est donc celle d’une absolue confiance en Dieu.
Le Ps 94 rappelle donc que la foi sans justice est une hypocrisie. La certitude que Dieu fera justice se fonde sur la capacité de Dieu à voir exactement ce qui se passe et à traiter différemment les méchants et les justes. Les impies prennent Dieu pour un aveugle; à eux plutôt d’ouvrir les yeux et de comprendre! Face au drame qui se vit au sein du peuple, le psalmiste trouve en Dieu créateur et auteur de la loi sa raison d’espérer le jugement, le retour à la normale par un double revirement de situation : pour le méchant, revirement de la joie vers la tombe; pour le peuple opprimé, revirement du sentiment d’abandon vers l’intervention de Dieu.
Dans le Nouveau Testament, saint Paul cite le v. 11 en 1 Co 3,19-20 en comparant la sagesse de Dieu à la sagesse de ce monde: « Car la sagesse de ce monde est folie devant Dieu. Il est écrit en effet : […] ‘Le Seigneur connaît les pensées des sages; il sait qu’elles sont vaines ». Paul adapte en remplaçant « humains » par « sages ». On a aussi vu une allusion au v. 14 en Rm 11,1-2 dans la section où Paul parle de la situation d’Israël (Rm 9–11). Il écrit : « Je demande donc : Dieu aurait-il rejeté son peuple? Certes non! ». Il y a peut-être une allusion du v. 19 en 2 Co 1,5 ou une autre allusion en 1 Th 4,6 où Paul affirme que « le Seigneur tire vengeance de tout cela ».
Comme le psalmiste, le chrétien d’aujourd’hui perçoit le scandale d’un monde où tout se passe comme si Dieu était impuissant et comme si l’injustice triomphait. Mais comme le psalmiste aussi, le chrétien découvre cette lumière de la foi qui lui inspire confiance. Dieu sait faire preuve d’infinie patience mais il reste activement indigné des crimes perpétrés contre le pauvre. Le Ps 94 peut être récité par le chrétien comme une prière au Christ, serviteur des pauvres, des humbles et des opprimés. Pour celui qui prie ce psaume, certaines valeurs ressortent : solidarité avec les opprimés qui ne se contente pas de dénoncer mais s’implique activement dans la solution par l’engagement concret. Au niveau plus spirituel, le psalmiste ose des questions à Dieu et sa manière de gouverner le monde ou de réagir à certaines situations scandaleuses. Le psalmiste exprime son impatience, voire sa crise de foi. Mais si le psalmiste pose des questions à Dieu, il en pose aussi à ses contemporains par ses actions concrètes en faveur des opprimés. Mais la vraie réponse c’est la certitude que jamais Dieu n’abandonne les siens, certitude qui ne se puise pas seulement à partir des expériences humaines, mais aussi dans la prière et dans l’enseignement divin.
Hervé Tremblay o.p.
Collège universitaire dominicain
Ottawa, ON