Sicario, de Denis Villeneuve
Trafics
Des agents de la brigade anti-enlèvement du FBI dans un véhicule blindé lancé à toute allure contre un repère de tueurs à gages mexicains : le mur est défoncé et les sicarios rapidement « neutralisés ». Nous sommes pourtant à 250 km de la frontière, en Arizona. Dans les cloisons, derrière le trou d’impact d’un projectile qui a failli transpercer le corps délié de l’agent Kate (Emily Blunt), son collègue découvre trente-cinq cadavres… et vomit. Kate est alors recrutée par la CIA pour aider un groupe d’intervention d’élite dirigé par Matt (Josh Brolin), un membre de la DEA.[i]
Lorsqu’il n’est pas en mission sur le terrain, Matt se balade en tongs et mâche du chewing-gum d’un air goguenard. Il est épaulé par Alejandro (Benicio del Toro), un ancien procureur mexicain, peu loquace et aux intentions troubles. En bon petit spectateur, on suit Kate qui, en bon petit soldat, se laisse embarquer dans des opérations secrètes sans être aucunement briefée. « Qu’est-ce qu’on cherche ? » ose-t-elle en milieu de film. « Continuez à observer », lui répond l’agaçant Matt, dont elle réprouve les méthodes de barbouze. Mais la jeune idéaliste va bientôt reconnaître que pour faire tomber les barons de la drogue, les voies légales sont inefficaces. La mission consiste en fait à « donner un coup de pied dans la fourmilière » des narcotrafiquants pour les faire réagir et décapiter une des têtes de l’hydre des cartels.
Sicario est un thriller racé, mais peu inspiré. Le réalisateur canadien Denis Villeneuve n’a pas de regard d’auteur. On a encore droit à des scènes de combat en infrarouge, des assauts pilotés par GPS, des personnages « machines à combattre ». Emily Blunt est belle, mais glaciale. Benicio del Toro est bien mais sa prestation est attendue. D’ailleurs le comédien aux yeux bridés avait déjà joué en 2001 dans un film traitant du même sujet, Traffic, de Steven Soderbergh.
Ceci étant, dans Sicario, c’est l’histoire de justice personnelle[ii] de son personnage Alejandro qui procure le sentiment de « satisfaction » à la fin. Car « il y a peu de happy ends à Nogales », rappelait il y a un an le Père Carroll, un jésuite américain qui dirige une association d’aide aux migrants dans cette ville frontalière mexicaine.
Le scénario de Sicario s’appuie sur des documents, des enquêtes. Pour ceux que cette abominable réalité intéresserait, je conseille le documentaire El Sicario, chambre 164 (2010) : les confessions d’un tueur à gage de Ciudad Juarez, ville mexicaine de sinistre réputation, qui est censée être le cadre d’une séquence de Sicario.
The Forecaster, de Marcus Vetter et Karin Steinberger
L’Oracle
Le documentaire allemand The Forecaster, qui devrait être programmé sur Arte, est consacré à Martin Armstrong, un conseiller financier américain. Cet autodidacte a commencé comme numismate et est devenu millionnaire à quinze ans ; puis il a mis au point un modèle informatique, basé sur le nombre pi et d’autres théories liées aux cycles, pour prédire les fluctuations internationales de capitaux et leurs conséquences géopolitiques. Cet Oracle (titre français du film) des temps modernes aurait notamment à son actif la prévision au jour près du krach boursier de 1987, de la flambée de l’indice Nikkei en 1989 et de l’effondrement de la Russie.
Devenu l’un des conseillers financiers les plus riches de la planète (3 milliards de dollars), il aurait décliné les offres répétées des banquiers new yorkais l’invitant à rejoindre leur « club » pour les aider à manipuler le marché mondial. En 1999, le FBI et la CIA l’auraient alors harcelé pour l’inciter à leur révéler le code source de son programme.
Préférant garder le silence, Armstrong a été accusé d’une arnaque à la Ponzi.[iii] Mais le 11 septembre 2001, le dossier de la Commission des valeurs mobilières a disparu avec les tours. Armstrong a alors été incarcéré pour outrage au tribunal. Après plus de sept ans de prison (!), il a été libéré et a prévu l’éclatement d’une crise mondiale des dettes souveraines[iv]… au 1er octobre 2015.
Le 1er octobre, je suis sorti de la salle de cinéma avec une impression de malaise. Sans parler de la formule magique, on reste dans le flou quant aux faits. Et ce ne sont pas les schémas dessinés au gros feutre par le principal intéressé qui pourront nous éclairer, par exemple lorsqu’il est supposé dénouer les liens sulfureux entre la démission de Boris Eltsine, la soudaine arrivée au pouvoir de Poutine et la mort mystérieuse à Monaco du milliardaire libanais Edmond Safra. Ce dernier (qui a vécu plus de 40 ans à Genève) avait fondé la Republic National Bank of New York, impliquée dans l’affaire Armstrong.
Dénué de témoignage contradictoire, le film s’apparente à une entreprise de réhabilitation. La forme fictionnelle, divertissante au début, focalise trop sur le « héros », présenté comme une victime du système, aux dépens des faits. Or l’oracle est très opaque, son visage inexpressif. Ses proches ou collègues apparaissent comme des adeptes ou des opportunistes. Manquant tous de colonne vertébrale, ils décrédibilisent davantage encore ce plaidoyer.
Patrick Bittar, Paris
Réalisateur de films
[i] Drug Enforcement Administration.
[ii] Comme dans le thriller précédent de Denis Villeneuve, Prisoners (2013).
[iii] Montage financier frauduleux consistant à rémunérer les investissements des clients essentiellement par les fonds procurés par les nouveaux entrants.
[iv] Dettes émises ou garanties par un Etat ou une banque centrale.
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Cette chronique est présentée en collaboration avec la revue Choisir, une revue culturelle ouverte et d’inspiration chrétienne de la Suisse Romande.