AUTEUR : Olivier Py, né en 1965, est un artiste génial et complet : comédien, auteur, dramaturge, metteur en scène, réalisateur et même chanteur. Catholique, il révélait dans une interview ce qui est une des clefs de son art : “Ce sont des hommes, des comédiens comme Bruno Sermonne, mort à l’automne, ou comme Philippe Girard, qui m’ont fait prendre conscience du danger de l’aventure spirituelle, un danger absolu. Et il n’est pas question d’aller à un autre endroit que le danger. On va sur scène pour se perdre, pour mourir et renaître. Pas seulement pour mourir, ce serait trop narcissique !”
Oraison funèbre de Bruno Sermonne, comédien
Voilà ce qu’il nous a appris de plus fondamental : ce que nous vivons vaut la peine d’être vécu, rien n’est vanité, à la condition, que nous ayons pour nous-même une exigence de lumière. A la condition que nous ayons pour nous-même un plus grand rêve abouché à un plus grand silence. A la condition que notre balance soit plus subtile que celle qui mesure les objets du temps, et notre horloge plus exacte que la ponctualité des carrières. Quand on dit que plus rien ne peut être atteint c’est mensonge. Quand on dit que les sentiers sont effacés, que les temples sont effondrés, que les splendeurs sont humiliées, que les destins sont défigurés, c’est mensonge.
Il faut en finir avec cet art qui est un aveu d’échec, avec cette esthétique qui est l’ornementation du découragement, avec le relativisme qui annule la vérité, avec la tiédeur au nom de la neutralité, avec le sérieux qui fait office de gravité, le manque d’espoir comme élégance supérieure, le doute comme excuse à toutes les lâchetés, en finir avec l’ironie comme intelligence indépassable.
Quand on le voyait entrer en scène et oser jusqu’à la grandiloquence les arpèges du lyrisme, on comprenait que aucune route n’est fermée, aucun combat spirituel démodé, qu’aucun héroïsme n’est inaccessible. C’est nous qui collaborons toujours avec notre détresse, c’est nous qui mettons un collier de chien à notre destinée. C’est nous qui sommes passionnés de vide et d’ennuis, c’est nous qui bâillonnons notre amour de la gloire.
Ce n’est pas par sa force qu’il nous a appris l’essentiel mais par ses faiblesses. Par sa mauvaise vue, ce danger qu’il a toujours connu d’être définitivement dans l’ombre, il ne cessait de témoigner pour la vérité de la vie intérieure. Il nous ramenait à notre devoir de témoigner de l’invisible. Par ce grand corps, cette lourdeur, cette lenteur, il donnait au temps une scansion plus lourde, il charruait le ciel, il ralentissait la course effrénée vers le vide. Par son incapacité à pactiser avec les idées reçues et la bêtise, il nous apprenait que vivre dans la vérité n’est pas plus difficile que vivre dans l’imposture. Par ses colères aussi, il nous rappelait que l’on ne peut pas tout accepter et certainement pas de vivre dans l’oubli de son destin.
Il disait parfois qu’il entendait son nom, son véritable nom, qu’il entendait ce nom dit par un père, un père présent dans son absence, un père qui ne juge pas, un père qui sait aussi être un fils. Un nom murmuré, dans le brouhaha du siècle, dans le désordre de ses désirs, dans le tintamarre des idées, un nom que l’on entend clairement qu’à la fin. Se sentir appelé, et pourtant ne pouvoir répondre à cet appel qu’imparfaitement. Être plein d’impatience d’amour, et pourtant ne se donner à cet amour impatient que trop lentement. Désirer la joie et pourtant tout mettre en œuvre pour l’empêcher. Nous sommes une forêt, nous sommes un labyrinthe, nous sommes une nuit turbulente, nous ne sommes plus des enfants. Pour trouver en nous ce point de silence d’où peut encore naitre la Joie, il n’y a peut-être pas d’autre solution que d’être aveugle et lourd et solitaire et d’entrer comme un acteur lourd, solitaire et aveugle, sur une scène que l’on sait être au cœur du monde, au cœur du monde et pourtant dont les bords touchent les rêves enfuis, dont le lointain est peint de noirs soleils et le ciel d’étoiles effacées.
Il disait chercher l’amande du monde, et parfois, pour une heure, il atteignait ce cœur d’un bond, d’une joie effarée, mais lui-même avait trop d’humilité pour y croire. Alors il se présentait comme un homme qui essaie d’apprendre à voler en attendant que lui poussent des ailes, il prétendait être lourd et aveugle, et il nous laissait lui faire la courte échelle mais en réalité, c’est lui qui nous portait. Il nous portait sur ses épaules puissantes et nous goûtions un air un peu plus rare, une lumière un peu plus éloquente.
Il disait que le mot de la langue française qu’il préférait c’était le mot Miséricorde, je pense qu’il a rencontré la Miséricorde, et qu’il a su l’asseoir à notre table, et qu’il a su nous inviter à la rencontrer, parce que la Miséricorde n’est pas extravagante comme la grâce, elle est simple et présente, elle est humble et souriante.
Nous ne cheminons pas vers la Miséricorde, nous cheminons avec la Miséricorde.
Et nous ne savons pas où nous allons. Mais l’acteur qui va entrer en scène ne peut pas entrer en scène sans lui tenir la main.