Voilà un psaume assez court : moins de 10 versets, numérotés de 3 à 11, 1 et 2 étant réservés à une notation initiale qui attribue le psaume à David en essayant d’en reconstituer les circonstances.
Un psaume d’un genre particulier qui ne se présente comme une prière adressée à Dieu que dans le tout dernier verset. Ce qui vient auparavant comprend trois sections :
• la première à la deuxième personne du singulier (« tu ») aux versets 3-7;
• une deuxième à la troisième personne du pluriel (« ils ») aux versets 8-9;
• enfin, une troisième en « je » aux versets 10-11.
La dénonciation du méchant (v. 3-7)
Tout commence de façon abrupte sur le ton de la diatribe :
3 Pourquoi te prévaloir du mal, homme fort?
Dieu est fidèle tout le jour!
4 Ta langue, comme un rasoir effilé,
rumine le crime, artisan d’imposture.
5 Tu aimes mieux le mal que le bien,
le mensonge que la justice;
6 tu aimes toute parole qui dévore,
langue d’imposture.
À qui donc le psalmiste s’en prend-il avec une telle vigueur? S’agit-il d’une catégorie de personnes plutôt que d’un individu particulier? On pourrait le penser à partir de certains termes généraux qu’il emploie : deux fois le « mal » (v. 3 et 5), deux fois l’« imposture » (v. 4 et v. 6), une fois le « crime » (v. 4), bref quelque chose qui s’applique aux artisans du mal en général. Mais toute une série de termes et d’expressions montrent que ce n’est pas vraiment de cela qu’il s’agit mais d’une forme particulière de méchanceté qui se situe du côté de la parole : « ta langue, comme un rasoir effilé » (v. 4), « le mensonge » (v. 5), « toute parole qui dévore », « langue d’imposture » (v.6). Ce qui est dénoncé, ce n’est pas le mal et les méchants en général. Le psalmiste paraît bien avoir en tête tel méchant en particulier dont il précisera plus loin qu’il s’agit d’un riche et d’un cynique qui ne fait pas que commettre le mal mais qui s’en glorifie (v. 9).
A-t-il souffert lui-même de la part de ce méchant qu’il apostrophe de façon sarcastique comme « homme fort » (v. 3) et « artisan d’imposture » (v. 4)? Et peut-être le qualifie-t-il encore comme un héros d’infamie commettant l’iniquité tout le jour. C’est ainsi que les traducteurs grecs ont compris la deuxième partie du verset 3, un passage difficile en hébreu dont on arrive mal à voir ce qu’il dit exactement. La traduction ci-dessus l’a rendu par « Dieu est fidèle tout le jour », une affirmation qui vient interrompre les accusations et qui apparaît quelque peu égarée dans le contexte.
Quoi qu’il en soit, il semble bien que l’auteur du psaume s’en prend à quelqu’un qui l’a fait souffrir personnellement, qu’il a été victime des calomnies injustes de celui qu’il dénonce, qu’il a goûté au rasoir effilé à laquelle il compare sa langue de vipère. C’est ce que laisse penser la façon dont il se décrira dans la dernière partie du psaume par contraste avec ce méchant.
Eh bien, à cet individu-là, c’est Dieu lui-même qui rendra la monnaie de sa pièce :
7 C’est pourquoi Dieu t’écrasera,
te détruira jusqu’à la fin,
t’arrachera de la tente,
t’extirpera de la terre des vivants.
À la manière d’un cyclone qui déracine et qui arrache tout son passage, c’est donc un renversement de situation qui attend le méchant. Cela fait penser à la parabole évangélique de Lazare et du riche en Lc 16,23-26 : celui qui vivait dans l’auto-suffisance se retrouve plongé dans la misère. À la différence que cela ne se passera pas dans l’au-delà, semble-t-il, mais, conformément à une conception ancienne de la rétribution, dès ici-bas. Le méchant peut s’attendre au pire avant d’être finalement retranché de l’existence.
Pour certains l’image de la tente dont le méchant sera arraché renverrait au Temple, comme dans le Ps 15 : « Seigneur, qui habitera sous ta tente, habitera sur ta sainte montagne? ». On prédirait donc que, comme dans un autre psaume encore, Dieu exclura du Temple celui qui avec sa langue détruit les autres :
Tu livres ta bouche au mal, ta langue trame la tromperie.
Tu t’assieds, tu médis de ton frère,
tu déshonores le fils de ta mère.
Voilà ce que tu fais et je me tairais? (Ps 50,19-21)
Mais le reste du psaume ne laisse entendre nulle part que cet homme, à la différence de celui qui le dénonce, est un familier de Dieu et un assidu du Temple. Peut-être l’image de l’arrachement de la tente évoque-t-elle simplement le renversement d’une situation qui, comme dans le cantique d’Ézéchias frappé d’une maladie mortelle, s’avère bien fragile quand frappe le malheur : « Mon foyer m’est arraché, éventré, comme une tente de berger. » (Is 38,12).
La dérision de la part des justes (v. 8-9)
C’est alors que, du « tu » accusateur en direction du méchant, on passe, par contraste, au « ils » des justes, témoins de son triste aboutissement :
8 Ils verront, les justes, ils craindront,
ils se riront de lui
9 «Le voilà, l’homme qui n’a pas mis
en Dieu sa forteresse,
mais se fiait au nombre de ses biens,
se faisait fort de son crime!»
C’est alors également qu’on en apprend encore un peu plus sur cet homme devenu objet de dérision. Tout d’abord, comme le juge inique d’une autre parabole de Luc (18,2), cet homme, en plus de mépriser les autres, ne craignait pas Dieu.
Il s’agit en outre d’un parvenu qui, au lieu de mettre sa confiance en Dieu, mise de façon myope sur les richesses qu’il a accumulées, comme le riche insensé d’une autre parabole lucanienne (Lc 12,16-21).
Enfin, cet homme ne fait pas que causer du tort aux autres, les déchirer par le mensonge et l’injustice. Il s’en glorifie en plus, engoncé dans son cynisme. Un peu comme si, dans la parabole de Lazare et du riche, celui-ci, sans se contenter d’ignorer tout bonnement Lazare et de ne rien faire pour lui (Lc 16,21), le méprisait, le maltraitait et faisait preuve de méchanceté envers lui.
Eh bien, tôt ou tard, proclame le psalmiste, les justes, à qui il prête sa propre conception de la rétribution, seront témoins de la déconfiture de ce méchant. Lui, « l’homme fort » refermé sur lui-même, cet arriviste jouant du coude et écrasant les autres pour parvenir à ses fins, sera châtié par le Dieu dont il a négligé de faire sa forteresse.
Comme dans un dépassement, l’espérance du juste (v. 10-11)
Et c’est maintenant que, pour finir, le psalmiste parle de lui-même (v. 10) avant de se tourner enfin vers Dieu (v. 11) :
10 Et moi, comme un olivier verdoyant
dans la maison de Dieu,
je compte sur l’amour de Dieu
toujours et à jamais.
11 Je veux te rendre grâce à jamais,
car tu as agi,
et j’espère ton nom, car il est bon,
devant ceux qui t’aiment.
Jusqu’alors, c’est au futur qu’il évoquait le renversement de situation espéré : « Ils verront, les justes, ils craindront, ils se riront de lui » (v. 8). Le voilà maintenant qui parle au passé : « Je veux te rendre grâce car tu as agi ». Pour une fois, il a pu constater, semble-t-il, ce qui lui apparaît comme une intervention de Dieu contre le méchant, à la différence de tant d’autres priants des psaumes ou encore de Job, scandalisés par le spectacle d’un mal auquel Dieu paraît rester indifférent, négligeant de mettre fin à la malice des impies et de confirmer le juste (Ps 7,10) :
Jusques à quand les impies, Seigneur,
Jusques à quand les impies triomphants? (…)
Es-tu l’allié d’un tribunal de perdition,
érigeant en loi le désordre?
On s’attaque à la vie du juste,
et le sang innocent on le condamne. (Ps 94,3.20)
Pourquoi les méchants restent-il en vie,
pourquoi vieillissent-ils et accroissent-ils leur puissance? (…)
Leur vie s’achève dans le bonheur,
ils descendent en paix au shéol.
Eux, pourtant, disent à Dieu : « Écarte-toi de nous,
il ne nous plaît pas de connaître tes voies. » (Job 21,7.13-14)
En cette finale du psaume, quelque chose, cependant, ne laisse pas d’étonner. Alors qu’auparavant l’auteur paraissait concevoir la rétribution comme une opération d’ici-bas, alors même qu’il semble en avoir vérifié le bien-fondé dans ce qui s’est produit dans tel cas particulier, on dirait, malgré tout, qu’il ne peut s’enfermer dans cet horizon restreint. Comme si, dans l’énoncé de sa propre espérance, il faisait place à une perspective à long terme, faisant éclater les limites de l’ici-bas.
Il se compare tout d’abord à un olivier (v. 10a), l’arbre par excellence de la longévité, par surcroît à un olivier tout vert et bien vigoureux, ayant une longue durée devant lui. Cet olivier, il le voit planté dans la maison de Dieu. Pense-t-il simplement au Temple de Jérusalem ou exprime-t-il ainsi une relation de proximité à Dieu qui se prolongera jusqu’en sa « demeure d’éternité »? « Je compte sur l’amour du Seigneur, toujours et à jamais », proclame-t-il ensuite (v. 10b), une des formules courantes de la Bible pour parler du Dieu vivant pour les siècles des siècles. Et le voilà qui y revient encore en finale : « Je veux te rendre grâce », dit-il, non pas « tant que je vivrai » ou encore « sur la terre des vivants » comme dans d’autres psaumes, mais « à jamais » (v. 11). Comme si son espérance se portait au-delà des jours comptés et de la vie éphémère réservés sur terre aux humains.
« J’espère ton nom, proclame-t-il enfin, car il est bon devant ceux qui t’aiment ». Ne croit-on pas entendre en balbutiement quelque chose de la grande proclamation d’Isaïe (64,3) que reprendra saint Paul, à la lisant désormais à la lumière du Christ ressuscité: « Nous annonçons, nous, “ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur humain, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment.” (1 Co 2,9) »?
Les paroles de ce psaume ont été arraché de mon cœur. Le commentaire que vous en avez fait m’a instruit davantage. Que Dieu vous bénisse!