« Ma démarche ne participait ni de l’effusion mystique, ni de la nostalgie, ni même de la quête spirituelle, comme on dit maintenant. C’est d’abord la raison qui me guidait. Par elle, je me sentais peu à peu ramené au christianisme. Cette réflexion a d’abord été très périphérique par rapport à la foi, puis les cercles de ma curiosité se sont rapprochés du noyau central, celui de la croyance proprement dite. J’en suis là. Je ne suis pas sûr d’être redevenu un “bon chrétien”, mais je crois profondément que le message évangélique garde une valeur fondatrice pour les hommes de ce temps. Y compris pour ceux qui ne croient pas en Dieu. Ce qui m’attire vers lui, ce n’est pas une émotivité vague, c’est la conscience de sa fondamentale pertinence. La rétractation d’une telle parole dans l’enclos de l’intimité ¬se taire! – me semblerait absurde. La laïcité véritable, ce n’est pas la peureuse révision à la baisse des points de vue, c’est leur libre expression dans un rapport robuste et apaisé. »
Pendant quatorze années – de 1981 à 1995 -, tout en apprenant mon nouveau métier d’éditeur, j’ai beaucoup lu, écouté, travaillé. Colloques, débats, rencontres … J’étais porté par une ravigotante ébriété intellectuelle, tout en éprouvant jusqu’au vertige le sentiment de ma propre ignorance. Je m’amusais de voir l’ancien directeur de la revue Esprit, Jean-Marie Domenach, très largement mon aîné, se lancer dans la même exploration, avec le même appétit, mais avec aussi beaucoup d’avance sur moi. Son envie de faire partager ses découvertes l’avait conduit à accepter, en 1981, une commande de Jean Boissonnat, alors directeur de L’Expansion: une longue et méticuleuse Enquête sur les idées contemporaines, d’abord insérée dans le journal sous forme de feuilleton, puis réunie en livre publié au Seuil. Avec un très grand succès. Pour ce qui me concerne, et jusqu’à l’année 1995, je ne me sentais pas encore en état de publier quoi que ce soit. J’étais en apprentissage.
En attendant, je continuais d’écrire des livres de voyages, des reportages au long cours. J’étais retourné avec Raymond Depardon au Vietnam et en Éthiopie, dans les pays de l’Est en pleine déconfiture communiste, y compris en Albanie, avec Cabu. C’était des moments d’escapade, de respiration. J’avais aussi repris en solitaire la route de la première croisade depuis Bouillon (dans les Ardennes belges) jusqu’à Jérusalem, pour un feuilleton d’été dans Le Monde. Rentré à Paris, je m’affrontais tant bien que mal à l’anthropologie, à l’épistémologie, à la philosophie analytique, aux sciences cognitives, à l’économie, à la théologie.
Bref, j’étais redevenu étudiant. Fébrilement. Il n’y avait, tout d’abord, dans ce travail personnel, aucune intention apologétique ni le moindre projet de réhabilitation du judéo-christianisme. Je ne songeais pas davantage à un Comment se sont constituées nos démocraties modernes? Pourquoi adhérons-nous collectivement à telle ou telle conviction? Quelle sorte de nihilisme ou de relativisme capitulard menace aujourd’hui nos sociétés emportées vers la grande « bifurcation» ? Quel bagage, quel viatique minimal nous faudrait-il sauver dans ce tourbillon apocalyptique? C’est peu à peu, à partir de ces questions et en vertu d’un enchaînement conceptuel, que j’ai fini par me demander si je n’étais pas en train de redevenir chrétien, à supposer que j’aie jamais cessé de l’être.
Sur ce dernier point, je n’ai pas envie de tricher. Mon parcours biographique est assez banal. Il ressemble à celui des gens de ma génération. Né en 1944, j’ai été élevé comme un petit catholique de province. J’ai fait mes études à l’école laïque et républicaine et je n’ai jamais été soumis à un moralisme pesant, et encore moins à la « persécution cléricale ». Mes parents n’étaient ni dans la dévotion ni dans l’athéisme militant. Ils incarnaient assez bien cette espèce de sociologie chrétienne plutôt routinière et sans vraie profondeur. Devenu étudiant dans les années 1960, comme la plupart des gens de mon âge, je me suis vite éloigné de l’Église, j’ai cessé d’aller à la messe, j’ai même quasiment perdu de vue aussi bien l’institution que l’interrogation elle-même. Cela ne m’intéressait plus. Ces questions s’étaient détachées de moi. Du moins est-ce ainsi que j’éprouvais les choses.
En mai 1968, j’avais vingt-quatre ans. J’étais déjà journaliste mais encore étudiant. Le journal Sud-Ouest où je travaillais pour payer mes études de droit m’avait envoyé à Paris pour « couvrir» cette grande affaire. Je pigeais aussi à Combat, le journal de Philippe Tesson, encore installé dans ses premiers locaux de la rue du Croissant, journal quasi émeutier que tous les étudiants lisaient sur les barricades. J’ai passé à Paris les mois de mai et juin 1968, dans une disposition d’esprit assez paradoxale. Je me sentais partie prenante du mouvement mais j’étais en même temps témoin salarié, chargé d’en rendre compte. Où était ma vraie place: sur les trottoirs du boulevard Saint-Michel, avec mes confrères et mon carnet de notes, ou bien au milieu de la rue, parmi les manifestants ?
J’ai gardé quelques-uns des nombreux articles que j’ai publiés durant ces deux mois de fièvre. Pour l’essentiel, ils sont jubilatoires, même s’il y transparaît une méfiance à l’égard de ce qu’on appelait alors les «groupuscules », c’est-à-dire les organisations d’extrême gauche les plus politisées et les plus dogmatiques (à l’exception du Mouvement du 22 mars de Daniel Cohn¬Bendit, dont j’aimais la créativité et la liberté de parole). A distance, je m’aperçois que les interprétations à chaud des événements qui m’intéressaient le plus, à l’époque, étaient celles de gens comme Maurice Clavel ou Michel de Certeau.
Maurice Clavel, que j’avais croisé deux ou trois fois rue du Croissant, fut l’un des premiers, je crois, à souligner que, au -delà des apparences et du langage, les soixante-huitards étaient en train de rompre avec le marxisme dans lequel baignait encore l’Université française. Pas seulement avec le stalinisme ou le Parti communiste, comme le répétaient les journaux, mais avec le marxisme lui-même. Cette rupture, assez curieusement, s’exprimait dans un «pathos» et un vocabulaire eux-mêmes marxistes -les seuls disponibles – mais, en l’occurrence, le fond contredisait la forme.
On sentait l’influence des situationnistes avec lesquels Jacques Ellul, mon professeur de doctorat, avait fait un bout de route quelques années auparavant. Les gens de mon âge parlait marxiste comme on parle du nez, mais c’était pour énoncer des choses assez peu marxistes. Jean-Paul Sartre lui-même, interviewé fin mai 1968 par Daniel Cohn – Bendit dans un numéro du Nouvel Observateur imprimé en Belgique pour cause de grèves, énonçait cette phrase incroyable, reprise en titre sur une double page: «L’homme ne se nourrit pas que de pain!» La proclamation ne sonnait pas très marxiste, en effet. Sartre reprenait la Bible!
Mes lectures des analyses de Clavel ou celles de Michel de Certeau étaient pourtant étonnamment oublieuses de la part chrétienne qui les nourrissait. Je lisais des auteurs chrétiens sans prendre véritablement en compte le fait qu’ils l’étaient.
C’est venu bien plus tard … Aujourd’hui, c’est un fait, plus j’avance dans mon travail, plus la question du judéo-christianisme m’intéresse et m’occupe. C’est vrai. Comment dire les choses autrement? Je prends goût à la théologie et au travail de réinterprétation des textes évangéliques. Je ne suis pourtant pas devenu « pieux », loin s’en faut. Cet intérêt pour l’héritage biblique demeure assez intempestif, j’allais écrire innocent. Je ne me sens pas capable de grands discours et encore moins de prosélytisme. Lorsqu’on m’invite à faire des conférences dans des milieux catholiques, protestants ou juifs, je suis assez embarrassé. J’ai envie de dire à ces gens qu’ils « dorment sur un trésor », mais je sens bien ce que peuvent avoir de ridicule ces proclamations apologétiques venues de l’extérieur. Et, pourtant, je suis bel et bien convaincu qu’il y a là un trésor, en effet, qu’il s’agirait de retraduire avec les mots et les concepts d’aujourd’hui.
Alors? Je peux seulement essayer de décrire comment cette alchimie s’est faite en moi, comment ces choses ont infusé, presque à mon insu, et pourquoi j’en viens à me poser aujourd’hui, et de plus en plus frontalement, la question de la foi. Pour user d’une métaphore, je dirais que, pour moi, toutes ces évolutions, tout ce voyage, ont suivi des figures concentriques. Ma démarche a d’abord été très périphérique par rapport à la foi chrétienne, puis les cercles de ma curiosité se sont rapprochés du noyau central, qui est celui de la croyance proprement dite. J’en suis là.
Pour être plus précis, j’ai l’impression d’avoir successivement abordé trois cercles concentriques. Me voilà parvenu au dernier, là où se pose l’ultime question: celle du « saut».
Je suis sur le plongeoir.