« Le cinéma sonore a inventé le silence » Robert Bresson
Le documentaire du réalisateur allemand Philip Gröning sur la Grande Chartreuse dure 2h 42. Pratiquement sans dialogues et appelé sobrement Le grand silence, il connaît un succès réel. Il n’y a pas trop à s’en étonner. La vie monastique cloîtrée attire, parfois non sans quelque ambiguïté, et intrigue, surtout si son accès en est totalement interdit comme c’est le cas pour les Chartreuses, qui entendent faire respecter leur clôture et leur solitude, qui d’ailleurs ne se prête guère au spectacle.
C’est bien le paradoxe de ce film car, à la Chartreuse, en dehors de l’austère splendeur de la nature en ses diverses saisons, il n’y a pratiquement rien à voir ni à entendre dans ce genre de vie retirée et toute consacrée à Dieu : pas de cérémonies grandioses, pas d’actions étonnantes. Tout est dans le dépouillement ; tout est dans le dialogue intérieur et personnel avec la Parole, même s’il est vécu en commun et en Eglise.
Il fallait beaucoup d’audace et d’humilité, tant du côté des moines que du cinéaste, pour laisser se faire ou entreprendre une telle œuvre visuelle, sans trahir la vérité de cette vocation vécue en ce lieu depuis presque un millénaire.
Il a fallu à Philip Gröning de la ténacité : il a attendu presque vingt ans la permission de tourner son film à l’intérieur du monastère. Il lui a fallu de la patience puisqu’il a dû vivre six mois en clôture ; de la docilité, pour accepter les conditions mises à son entreprise : pas de commentaire, pas de lumière artificielle, pas d’équipe technique. Il lui a fallu enfin de l’imagination, proprement cinématographique, qui l’a amené à choisir une durée inhabituelle, ne convenant d’habitude qu’aux films d’action, et à pratiquer un montage adéquat à l’esprit du lieu. C’était le seul choix possible, qui constituait un défi autant pour lui que pour les spectateurs auxquels il a ainsi pu proposer une sorte d’aventure spirituelle.
Contraint d’adopter l’esthétique réaliste d’un Bresson, qui refuse le redoublement de l’image et de la parole, l’auteur de ce documentaire a banni presque toute subjectivité, ce qui peut bien convenir à un mode d’être antérieur à la suprématie moderne du moi qui parle et se met en scène. Il fallait être convaincu que la caméra, si elle est guidée par un regard bienveillant et chaste, saurait montrer que l’absence de paroles n’empêche nullement la sensibilité de s’exprimer dans la retenue et la discrétion. On comprend mieux comment l’art cinématographique consiste à regarder et à faire entendre, sans surcharger, sans expliquer, sans dupliquer, et comment en cela il peut se rencontrer avec l’essence de la liturgie.
On pourra dire que rien ne nous est suggéré des difficultés de la vie monastique, de ses échecs, de ses épreuves, mais en quoi cela nous regarde-t-il ? Le propos est autre car nous sommes invités, nous aussi, à une contemplation.
Ce film sans paroles n’est pas sans bruits : ils sont incessants et vivants, au sens où ils disent la vie elle-même. La cloche en donne le rythme et la corde qui la met en oeuvre est souvent au centre de l’écran, en attente ou en action, Mais il y a aussi les bruits familiers de l’exploitation agricole ; des repas distribués tout au long du cloître pendant la semaine ; des pas qui se rendent au réfectoire, à l’église, au chapitre ; du maniement des stalles ; des tondeuses sur les crânes jeunes et vieux.
Il y aura des paroles également, mais sacrées ou sacralisées pour faire percevoir la Parole qui s’y cache : celles de l’office divin, des Psaumes en particulier ; celles du rituel du premier engagement et de la bénédiction de la cellule auxquels nous avons le privilège d’assister ; celles de la lecture au réfectoire, qui, très pédagogiquement, nous expliquera que les Chartreux ont droit à une promenade une fois par semaine, ce « spaciement » qu’ils accomplissent d’un bon pas, avec glissades dans la neige en hiver, ici appréciées de loin, ou échanges plein d’humour, dans un cercle autour du Prieur, quand tape le soleil. Les paroles graves et simples que prononce à la fin le Père aveugle, qu’on pourra trouver d’une théologie trop peu élaborée, n’en sont pas moins marquées par l’authenticité d’une vie entière.
Vieux moines aguerris et jeunes novices, de diverses nationalités et races, usages anciens et techniques modernes, solitude et communion, tradition et actualité conjuguent le mystère paradoxal de la catholicité. L’irruption de la caméra a été acceptée comme témoignage d’Eglise, au risque que, dans sa nudité, sa pauvreté et sa banalité, la vie monastique ne soit, comme il arrive, incomprise et méprisée.
Dans sa remarquable discrétion, le film ne s’est pourtant pas interdit certaines audaces, qui en font aussi le prix. Il y a d’abord ces plans moyens qui cadrent les membres de la communauté, par série de trois. Les regards sont droits et, si on est un peu gêné pour eux de les voir soumis à cette épreuve, c’est probablement à tort, car on sent à quel point tout narcissisme en est exclu. Au point culminant du film peut-être, on assiste à la lente onction d’un vieux père, dont le corps est usé, marqué par l’âge et les infirmités et qui se laisse masser et soigner avec une infinie patience par l’infinie douceur de l’infirmier. Nous savons alors que nous sommes dans la vérité des choses.
Le film s’achève sur le regard de ce très vieux Chartreux qui contemple déjà un autre monde.