Broadway Therapy, de Peter Bodganovich
Dans ma chronique précédente, les citations d’Orson Welles étaient tirées d’un livre d’entretiens menés par Peter Bodganovich. Ce dernier a été d’abord critique de cinéma, puis réalisateur et comédien. Ceux qui ont vu la géniale série The Sopranos se souviennent de sa tête de Droopy aux grosses lunettes : il jouait le psy de la psy du mafieux dépressif Tony Soprano. En tant que réalisateur, son film le plus célèbre – La dernière séance – remonte à 1971, et son dernier long-métrage date d’il y a 13 ans. A 75 ans, il revient avec She’s funny that way (« traduit » Broadway Therapy par les distributeurs français), une comédie américaine à la mode d’antan.
Izzy (Imogen Poots) raconte à une journaliste le parcours cocasse qui l’a menée de call-girl à comédienne à succès. A l’issue d’une nuit avec un client providentiel, Arnold (Owen Wilson), elle s’est vue proposer 30 000 dollars si elle arrêtait de se prostituer et tentait de réaliser son rêve : devenir comédienne. Par une coïncidence extraordinaire, elle auditionne quelque temps plus tard pour le rôle d’une escort-girl dans une pièce mise en scène par … Arnold. En donnant la réplique à Delta, la star de la pièce et l’épouse d’Arnold, Izzy est si convaincante que tous les membres de l’équipe poussent son ex-client d’un soir à l’engager. Joshua, l’auteur de la pièce, tombe immédiatement amoureux d’elle. Et lorsqu’un peu déboussolée Izzy va consulter une psychiatre, elle tombe sur une hystérique (Jennifer Aniston) qui n’est autre que la compagne de Joshua…
Tout est à l’avenant : chassés-croisés, quiproquos et légèreté ; les personnages se retrouvent par hasard dans les mêmes restaurants, boutiques et hôtels de New York. She’s funny that way se veut dans la lignée des screwball comedies (un sous-genre de la comédie américaine) dont il cite clairement les plus illustres réalisateurs : Ernst Lubistch, Howard Hawks ou Blake Edwards. Leurs comédies loufoques se distinguaient par leur comique burlesque, leurs dialogues enlevés et leurs personnages excentriques, pris dans des histoires de rupture amoureuse et de remariage.
She’s funny that way peut plaire, notamment aux nostalgiques, comme Bogdanovich, d’un humour dénué de cynisme et de vulgarité. Mais pour moi, la mécanique de ce vaudeville n’a pas fonctionné. Le générique évoque Woody Allen (standard de jazz, New York…), mais alors que Woody fait sourire à peine il apparaît à l’écran, ce n’est pas le cas de l’insipide Owen Wilson. Orson Welles avait raison : la cinéphilie n’est pas nécessaire pour un réalisateur, au contraire.
Le labyrinthe du silence, de Giulio Ricciarelli
Faire mémoire
Devant les grilles d’un lycée de Francfort, en 1958, un professeur donne du feu à un passant. Celui-ci, stupéfait, reconnait un ancien nazi du camp d’extermination dont il a réchappé. Cette scène ouvre Le labyrinthe du silence, un film historique sur les enquêtes préparatoires au premier procès allemand intenté aux criminels SS du camp d’Auschwitz.
Parmi les personnages réels figurent le journaliste Thomas Gnielka et le procureur général du Land de Hesse, Fritz Bauer (Gert Voss, très bien). Le héros, le jeune procureur Johann Radmann (Alexander Fehling, sobre), est quant à lui un condensé des trois procureurs qui ont mené l’instruction pendant cinq ans sous les ordres de Bauer. Le film relate le combat de Johann pour exhumer la vérité.
A l’époque, le nom d’Auschwitz n’évoquait rien à la majorité des Allemands de l’Ouest. Johann est le premier à tomber des nues devant l’horreur des témoignages des survivants. « Que pensez-vous qu’était Auschwitz ? » lui lance l’un d’eux, « un camp de vacances au bord d’un lac ? »
Pour le chancelier Adenauer, la priorité avait été la reconstruction. Il fallait tourner la page. Des centaines de fonctionnaires nazis avaient été réintégrés dans l’administration. Johann se heurte violemment aux murs de silence, et il est surnommé le shérif par ses collègues. Les uns nient : « Tout ça c’est de la propagande. Les vainqueurs ont tout loisir d’inventer des histoires. » Les autres excusent : « Ils étaient soldats. Ils avaient des ordres. » D’autres encore déplacent l’enjeu : « Voulez-vous que chaque jeune de ce pays se demande si son père est un meurtrier ? »
Le film s’achève par l’ouverture du procès fin 1963. Pendant près de deux ans, devant un jury populaire, 360 victimes sont venues témoigner. Seuls 22 accusés ont comparu. Aucun n’a montré le moindre signe de remords. Six ont été condamnés à vie.
Ce premier long métrage du cinéaste italo-allemand Giulio Ricciarelli, de facture classique, est sobre, efficace et pédagogique : plus que pour juger les crimes, c’est pour les victimes, et la mémoire de l’humanité en marche, que ce procès historique était vital. Septante ans après la libération d’Auschwitz. Le labyrinthe du silence est un rappel salutaire que, comme le dit le psychiatre Boris Cyrulnik (dont la famille a été exterminée dans le sinistre camp), faire mémoire est une démarche salvatrice, qui donne du sens aux épreuves de la vie.
L’Allemagne fut le premier pays à poursuivre ses propres criminels de guerre. D’autres sont loin d’avoir accompli le même travail, comme la Chine vis-à-vis des atrocités commises pendant les révolutions maoïstes.
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1. Screwball en argot américain.
2. A Nuremberg, seuls 150 nazis avaient été condamnés, et ce par la justice des Alliés.
Patrick Bittar, Paris
Réalisateur de films
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Cette chronique est présentée en collaboration avec la revue Choisir, une revue culturelle ouverte et d’inspiration chrétienne de la Suisse Romande.