Depuis des siècles, la liturgie des Heures commence la journée par un psaume invitatoire, le Ps 95, qui ouvre le cœur de ceux et celles qui prient à la louange de Dieu et à l’écoute de sa parole. Le poème présente une procession qui va au temple où les prêtres l’accueillent (cf. Ps 24 et 118) puis émettent un oracle sur le primat de l’écoute et de l’obéissance. Notre psaume comporte donc deux parties : un hymne de louange (v. 1-7c) et un oracle prophétique ou exhortation morale (v. 7d-11) enseignant que la ferveur liturgique manquerait son but se elle n’était accompagnée d’une volonté de suivre la loi de Dieu. Dans ce but, le psaume attire l’attention sur les errements des fils d’Israël lors de l’événement fondateur de l’exode. Les deux parties du poème affirment donc qu’il n’y a pas de zèle cultuel authentique sans correspondance au vouloir divin.
Le Ps 95 ouvre la série des psaumes du règne (Ps 96-99) mais ne correspond pas parfaitement à ce genre littéraire. On a un genre hybride comprenant d’abord l’hymne (v. 1-7c) puis l’oracle (v. 7d-11), appelé par les uns « exhortation prophétique », par les autres « hymne liturgique ». Pendant longtemps, les commentateurs ont considéré les deux parties du psaume comme hétérogènes ou indépendantes à cause des genres littéraires différents dont l’union ne serait pas naturelle, mais aujourd’hui on montre bien l’unité du poème. Sa structure n’est pas difficile à repérer :
Première partie (v. 1-7c) : deux hymnes
Premier hymne (v. 1-5)
• v. 1-2 invitatoire
• v. 3-5 corps de l’hymne
v. 3 profession de foi
v. 4-5 actions cosmiques de Dieu
Second hymne (v. 6-7c)
• v. 6 invitatoire
• v. 7 corps de l’hymne
v. 7a profession de foi
v. 7bc actions historiques de Dieu
Cette partie reprend la structure habituelle de l’hymne : un invitatoire à l’impératif (v. 1-2 et 6) suivi des motifs de la louange introduits par « car » (v. 3-5 et 7). Les deux hymnes célèbrent l’œuvre de Dieu, le premier, d’un Dieu transcendant qui a créé le monde, le second, d’un Dieu immanent qui a choisi Israël comme sa propriété et son peuple privilégié. Les hymnes louent donc le Seigneur pour toute son œuvre, à savoir la création et le salut. On peut aussi tout envisager sous l’angle de la création en affirmant que Dieu a d’abord créé l’univers au commencement puis son peuple lors de sa libération de l’esclavage en Égypte. En ce sens le texte dit que Dieu a « fait » le monde (v. 5-6) et qu’il « nous a faits » (v. 7).
Deuxième partie (v. 7d-11) : l’oracle
A écouter la voix de Dieu (v. 7d)
B cœur endurci (v. 8a)
C tentation au désert (v. 8b-9a)
D les œuvres de Dieu (v. 9b)
C’ tentation au désert (v. 10a)
B’ cœur égaré (v. 10b)
A’ connaître les chemins de Dieu (v. 10c-11)
Ici c’est Dieu qui parle. La pointe D (v. 9b) ressort comme la seule idée théologique dans un discours moral. Les extrémités A / A’ opposent le deux « si » (v. 7d « si vous écoutez sa voix » / v. 11 « [on verra bien] s’ils entrent dans mon repos »); dans B / B’ (v. 8-9a / 10), Dieu exhorte l’assemblée liturgique à l’ouverture du cœur et à la fidélité morale en citant comme exemple à éviter l’attitude des Israélites de l’exode (C / C’).
Les deux parties du psaume sont bien structurées, mais deux éléments montrent aussi l’unité de composition de tout le poème. Le premier est l’inclusion de « aller / venir » au début (v.1.6) et à la fin du psaume (v. 11) qui établit un parallèle entre l’entrée au sanctuaire et l’entrée en terre promise, en ce sens que chaque fois qu’on entre au temple, on entre dans le lieu de repos promis par Dieu aux pèlerins de l’exode. Cela indique que le psalmiste n’entendait pas la terre promise au sens physique ou historique mais déjà dans un sens spiritualisé. Le second élément se trouve aux pointes des deux parties : le verbe « faire » dans la première (v. 5a.6b), les « œuvres » dans la seconde (v. 9b).
Quelle œuvre divine les pèlerins de l’exode ont-ils vue? Rien de moins que l’œuvre de création de Dieu dans l’univers et dans le peuple. À contempler cette œuvre, ils n’auraient jamais dû laisser leur cœur s’endurcir et s’égarer. Sous leurs yeux, ils avaient tout pour rester sur les chemins de Dieu et parvenir au terme du voyage, la terre de repos. Mais voir ne suffit pas… puisque cela n’a pas empêché les pèlerins de l’exode de s’écarter de la voie de Dieu. On ne peut donc pas se contenter de voir, il faut surtout écouter la voix de Dieu jusqu’au bout du chemin. Rien ne sert de prêter sa voix à la louange de Dieu dans le culte si on n’écoute pas la voix du Dieu de l’alliance.
Commentons maintenant quelques versets. Le psaume est l’un des 34 psaumes « orphelins » du psautier, c’est-à-dire qu’il ne comporte pas de titre. Le v. 1 « Dieu notre rocher » (Ps 18,3.32; 62,3-8; 89,27) est une allusion, comme au v. 8, au rocher d’où jaillit l’eau dans le désert (Ex 17,1-7), peut-être aussi au rocher sur lequel le temple était bâti (1 Ch 22,1). Aux v. 4-5, Yhwh règne sur tout l’univers en deux parallélismes synthétiques : à la verticale, dans les profondeurs de la terre comme au sommet des montagnes (v. 4); à l’horizontale, sur la mer et sur la terre (v. 5). Au v. 7c Yhwh est le pasteur, nous sommes son troupeau (Ps 23; 74,1; 79,13; 80,2; 100,3). Au-delà du temple ou de la terre comme lieu de repos, l’expression désigne encore la présence, la communion de Dieu avec son peuple. Même si le récit de Gn 1 le place au sommet de la création, l’humain reste confiné à l’imperfection des six jours; c’est le repos du sabbat l’introduit dans la sphère du divin.
L’oracle de la deuxième partie (v. 7d-11) surprend un peu. Les croyants auxquels on s’adresse sont bien les héritiers du peuple de l’exode, peuple à la « nuque raide » qui résista (Dt 9,6.13; 10,16; 31,27). La liturgie actualise l’événement du Sinaï et contient un rappel et une relance. La tentation a toujours été, en effet, de s’installer dans ses possessions, dans ses victoires, dans ses institutions. Or le Ps 95 promeut un renouvellement de l’alliance. Au v. 7d le mot important est « aujourd’hui » qui se rencontre une cinquantaine de fois dans le Deutéronome (11,13; 27,10; 28,13; cf. Ps 34,12; 78,1; 81,9). Il s’agit de l’actualisation efficace dans le présent de l’acte sauveur accompli dans le passé. « Aujourd’hui, si vous écoutez sa voix », c’est-à-dire aujourd’hui comme par le passé. À la main du bon pasteur qui guide le troupeau succède la voix que le fidèle doit écouter. Écouter implique l’adhésion de celui qui ne s’égare pas dans les faux sentiers.
C’est l’option radicale de celui qui n’écoute que la voix qui l’invite à la conversion et à la réconciliation avec son Dieu. Dieu s’adresse au peuple dans une perspective cultuelle donc actuelle. C’est la porte ouverte pour que la condition (« si ») se réalise. Il est possible que le peuple réuni au temple prenne au sérieux les exigences de l’alliance. Mais tout ce que Dieu demande se résume en un demi-verset (v. 8a), le reste étant le rappel d’événements passés où le peuple n’a justement pas fait ce que Dieu demandait. Dieu lui-même évoque les infidélités d’Israël dans le désert. Là le peuple provoqua son libérateur et Dieu montra sa puissance à ce peuple au cœur endurci. « Mériba » et « Massa » (Ex 17,1-7; Nb 20,1-11; Dt 6,16; 9,22; 33,8; Ps 81,8) sont synonymes d’incrédulité. C’est de la maladie spirituelle que les pères monastiques appellent la sklèrokardie ou l’endurcissement du cœur qu’il s’agit (Mc 10,5). Israël n’a fait que décevoir Yhwh au désert pendant quarante ans (v. 10), il a suivi des chemins autres que les chemins de Dieu; il est devenu un troupeau errant.
Dès lors, Israël apparaît aux yeux de Dieu comme un peuple au cœur égaré qui ne connaît pas ses chemins. Le verbe « connaître » appliqué aux chemins de Dieu évoque l’image du bon pasteur. La structure du poème suggère en effet une relation entre « connaître » et « écouter ». Or, dans le cas présent, le troupeau n’écoute pas la voix du pasteur et, en conséquence, ne connaît pas ses chemins. Le résultat, c’est que Dieu refuse à ce troupeau le don de la terre promise, la terre du repos. Au v. 11 si, aujourd’hui, Israël réalise le vœu de l’oracle (« entendre la voix de Dieu ») il évitera que Dieu lui applique à lui aussi le serment solennel prononcé contre les ancêtres durant l’exode, à savoir ne pas entrer dans la terre promise. Le poème affirme donc : « aujourd’hui, si vous écoutez sa voix, vous entrerez dans son repos ».
La relecture chrétienne du Ps 95 peut compter sur un magnifique passage de la lettre aux Hébreux (Hé 3,7–4,13) qui parle des dangers d’un retour à l’incrédulité et des conditions d’une possession assurée du repos divin qui se trouve désormais dans l’Église comme dans un sabbat éternel et définitif. Hé 3,7-18 emploie Ps 95,7-11 pour exhorter à suivre la voie qui conduit avec le Christ à la béatitude céleste. L’auteur veut aider les chrétiens à marcher courageusement vers la vraie terre promise. La lettre aux Hébreux développe plusieurs dimensions : historique (3,16-19; 4,2b.6b); morale (3,12-13); communautaire et pastorale (3,13-14; 4,2a); spirituelle (4,2a.3-5); christologique (4,10); eschatologique (4,1a.7-9); cultuelle (4,11).
On a donc dans le Ps 95 les principaux éléments d’une synthèse de la vie chrétienne : vie liturgique et vie morale, à savoir la contemplation des œuvres divines et l’observance de la loi; louange et adoration; religion du corps et religion du cœur.
Hervé Tremblay o.p.
Collège universitaire dominicain
Ottawa, ON