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Le rosaire dans la ville,

Responsable de la chronique : Yves Bériault, o.p.
Le rosaire dans la ville

Prier le Rosaire avec Timothy Radcliffe, o.p.

Imprimer Par Timothy Radcliffe

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Quand on m’a demandé de parler du Rosaire, je dois avouer que j’ai eu un instant de panique. Je n’ai jamais rien lu sur le Rosaire, pas plus que je n’y ai réfléchi de toute ma vie. Je suis sûr que la plupart d’entre vous ont sur le Rosaire des idées bien plus profondes que les miennes. Le Rosaire est juste quelque chose que j’ai fait, sans y penser, comme respirer. Respirer est fort important pour moi. Je respire tout le temps, mais je n’ai jamais fait de conférence sur la respiration. Prier le Rosaire, comme respirer, c’est tout simple. Qu’y a-t-il à en dire?

1. La simplicité

Il peut sembler curieux qu’une prière aussi simple que le Rosaire soit particulièrement associée aux Dominicains. On pense rarement aux Dominicains comme à des gens simples. Nous avons la réputation d’écrire des ouvrages de théologie longs et complexes. Pourtant, nous nous sommes battus pour conserver le Rosaire. Il est nostra sacra haereditas, ” notre saint héritage ” (1. F. BAGGIANI, ” Statuti, cinquecenteschi di Confraternità del Rosario “, Memorie Domenicane, 26 (1995), p. 221.). Il y a une longue tradition iconographique de Notre-Dame tendant le Rosaire à saint Dominique. À un certain moment, d’autres ordre religieux, jaloux, se mirent à commander des tableaux de Notre-Dame tendant le Rosaire à d’autres saints, saint François et même saint Ignace. Nous nous sommes défendus et, au XVIIe siècle je crois, avons convaincu le pape de mettre fin à la compétition. On permit de représenter Notre-Dame tendant le Rosaire uniquement à Dominique!

Mais pourquoi cette simple prière est-elle si chère aux Dominicains ? Peut-être parce qu’au coeur de notre tradition théologique réside une aspiration à la simplicité. Saint Thomas d’Aquin disait que nous ne pouvons comprendre Dieu parce que Dieu est parfaitement simple. Sa simplicité dépasse toutes nos conceptions. Nous étudions, affrontons des problèmes théologiques, éprouvons nos esprits, avec l’objectif d’approcher le mystère de Celui qui est totale simplicité. Nous devons aller au-delà de la complexité pour parvenir à la simplicité.

Il y a une fausse simplicité, dont nous devons nous défaire. C’est la simplification de ceux qui ont toujours trop facilement réponse à tout, qui savent tout d’avance. Ils sont soit trop paresseux, soit incapables de penser. Et il y a la véritable simplicité, celle du coeur, la simplicité des regards clairs. Et nous ne pouvons y parvenir que lentement, avec la grâce de Dieu, en nous approchant de l’aveuglante simplicité de Dieu. La Rosaire est simple en effet, bien simple. Mais de la simplicité sage et profonde à laquelle nous aspirons, et dans laquelle nous trouverons la paix.

On dit qu’en devenant vieux saint Jean l’évangéliste devint totalement simple. Qu’il aimait à jouer avec une colombe, et tout ce qu’il disait aux gens qui venaient le voir, c’est : ” Aimez-vous les uns les autres. ” Ni vous ni moi ne nous contenterions de cette réponse! Personne ne nous croirait. Seul quelqu’un comme saint Jean, qui a écrit le plus riche et le plus complexe des Évangiles, peut parvenir à la véritable simplicité de la sagesse et ne rien dire de plus que : ” Aimez-vous les uns les autres. ” De même, seul un saint Thomas d’Aquin, après avoir écrit sa grande Summa theologica, peut dire que tout ce qu’il a écrit est ” comme une brindille ” . Oui, le Rosaire est très simple. Peut-être est-il une invitation à découvrir cette simplicité profonde de la véritable sagesse. On disait de Lagrange, l’un des fondateurs des études bibliques modernes, qu’il faisait trois choses chaque jour : étudier la Bible, lire les journaux et prier le Rosaire!

J’aimerais aussi montrer que non seulement le Rosaire est d’une simplicité vraie et profonde, mais aussi que nombre de ses caractéristiques sont authentiquement dominicaines.

2. L’ange, ce prêcheur

Le Je vous salue Marie commence par les mots de l’Ange Gabriel : ” Je vous salue Marie pleine de grâce, le Seigneur est avec vous. ” Les anges sont des prêcheurs professionnels. C’est leur être même que de proclamer la Bonne Nouvelle. Les paroles de Gabriel sont un parfait sermon. Et en plus, il est bref ! Il proclame l’essence de toute prédication : ” Le Seigneur est avec vous. ” C’est là que nous trouvons le coeur de notre vocation : nous dire les uns aux autres ” Ave Daniel, Ave Éric, le Seigneur est avec toi. ” C’est pour cela que Humbert de Romans, l’un des premiers maîtres de l’Ordre, disait que nous, les Dominicains, sommes appelés à vivre comme les anges. Même s’il faut bien avouer que, selon mon expérience, la plupart des dominicains ne sont pas particulièrement angéliques!

En décembre dernier, je me trouvais à Hô Chi MinhVille, durant la visite canonique de la province du Viêtnam. À la fin de notre journée de travail, mon socius et moi-même aimions partir nous perdre dans les petites rues de la ville. Un des plaisirs consistait à échapper à l’espion que le gouvernement envoyait pour voir ce que nous pouvions bien fabriquer. Nous avons traîné des heures durant à travers le labyrinthe d’étroites ruelles, pleines de vie, de gens qui pariaient, mangeaient, parlaient, jouaient au billard. Dans beaucoup de maisons, on voyait des images de Bouddha. Et puis un soir, au détour d’une rue, nous sommes entrés dans un petit parc, et là, en plein milieu, se trouvait l’immense statue d’un dominicain avec des ailes. C’était saint Vincent Ferrier, que l’on représente toujours en ange. Il était le grand prêcheur. Daniel me dit qu’on le considérait comme l’ange de l’Apocalypse, annonçant la fin du monde. Bon, aucun prêcheur ne peut avoir toujours raison! Ainsi, l’archange Gabriel est-il un bon modèle pour nous, Dominicains.

Par un autre aspect encore, Je vous salue Marie est une sorte d’homélie. Une homélie ne nous parle pas seulement de Dieu. Elle naît de la Parole que Dieu nous adresse. La prédication n’est pas uniquement le récit des événements liés à Dieu. Elle nous donne la Parole de Dieu, Parole qui rompt le silence entre Dieu et nous.

Les premiers mots de la prière sont ceux que l’ange adresse à Marie : ” Je vous salue Marie, pleine de grâce. ” Le commencement de toute chose est la Parole que nous entendons. Saint Jean écrivait : ” En ceci consiste l’amour ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés et qui a envoyé son Fils en victime de propitiation pour nos péchés ” (1 Jn 4, 10). En fait, à l’époque de saint Dominique, l’Ave Maria n’était formé que des seuls mots de l’ange et d’Élisabeth. Notre prière était faite des paroles que l’on nous avait données. Ce n’est que plus tard, après le concile de Trente, que fut ajouté notre propre discours à Marie.

Bien souvent, nous concevons la prière comme l’effort fait pour parler à Dieu. La prière a parfois l’air d’une lutte pour atteindre un Dieu distant. Nous entend-il seulement?

Mais cette simple prière nous rappelle qu’il n’en va pas ainsi. Ce n’est pas nous qui brisons le silence. Quand nous parlons, c’est en réponse à des paroles reçues. Nous pénétrons dans une conversation qui a déjà commencé sans nous. L’ange proclame la Parole de Dieu. Et cela crée un espace dans lequel nous pouvons parler à notre tour: ” Sainte Marie, mère de Dieu. “

Notre vie souffre si souvent du silence. Il y a le silence du ciel, qui semble parfois nous être fermé. Il y a le silence qui semble nous séparer les uns des autres. Mais la Parole de Dieu vient à nous par la bonne prédication, et ouvre tout grand ces barrières. Nous sommes libérés de notre mutisme, rendus capables de parole. Nous sentons les mots venir, les mots destinés à Dieu et les mots entre nous.

Peut-être pouvons-nous aller plus loin. Maître Eckhart a dit: ” Nous ne prions pas; nous sommes priés. ” Nos propres paroles sont la résonance, le prolongement de la Parole qu’on nous a adressée. Nos prières sont Dieu qui prie en nous, bénit, glorifie en nous. Comme l’écrivit saint Paul, quand nous crions : ” Abba, Père “, ” l’Esprit en personne se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu… ” Les saluts de l’ange et d’Élisabeth à Marie se poursuivent par les mots que nous lui adressons. La seconde moitié de la prière fait écho à la première. L’ange a dit : ” Je vous salue Marie, pleine de grâce ” ; dans notre bouche, cela devient le même salut : ” Sainte Marie. ” Élisabeth dit : ” Le fruit de vos entrailles est béni ” et nous disons ” mère de Dieu ” . Nous sommes gagnés par la Parole de Dieu. Notre prière, c’est Dieu qui parle en nous. Nous sommes entraînés dans la conversation qui est la vie de la Trinité.

Aussi voudrais-je regarder cette simple prière du Je vous salue Marie comme une petite homélie modèle. Elle proclame la Bonne Nouvelle. Et comme toutes les bonnes homélies, elle fait bien davantage. Elle ne se contente pas de nous donner des renseignements. Elle offre une Parole de Dieu, une parole qui fait écho dans nos propres mots, une parole qui va au-delà de notre silence et nous donne voix.

3. Une prière pour la maison et une prière pour le voyage

Il y a encore un autre aspect de cette prière qui est très dominicain. C’est une prière pour la maison, et une prière pour la route. C’est une prière qui construit une communauté et en même temps qui nous jette dans le voyage. C’est là une tension bien dominicaine. Nous avons besoin de nos communautés. Nous avons besoin de lieux où nous sommes chez nous, avec nos frères et nos soeurs. Et en même temps, nous sommes des prêcheurs itinérants, nous ne pouvons nous fixer trop longtemps, mais devons nous lancer dans la prédication. Nous sommes contemplatifs et actifs. Permettez-moi d’expliquer maintenant comment le Je vous salue Marie est marqué par cette même tension.

Pensez aux grands tableaux de l’Annonciation. Ils nous présentent en général une scène domestique. L’ange est allé chez Marie. Marie est là, dans sa chambre, en général elle lit. Souvent, on aperçoit dans le fond un rouet ou un balai appuyé contre le mur. Dehors, un jardin. C’est ici que l’histoire commence, chez elle. Et il est juste que ce soit ainsi, car la Parole de Dieu fait chez nous son foyer. Dieu vient planter sa tente parmi nous.

D’une certaine manière, le Rosaire est souvent la prière du chez soi et de la communauté. Traditionnellement, on le disait chaque jour dans les familles et dans les communautés. Dès le milieu du xve siècle, on voit la fondation de confraternités du Rosaire, qui se réunissent pour prier ensemble. Ainsi le Rosaire est-il profondément associé à la communauté, à la prière partagée. Je dois avouer que j’ai des souvenirs assez ambigus du Rosaire en famille! Chez nous, on ne le disait pas, mais j’allais souvent chez des cousins qui le récitaient ensemble chaque soir. C’était souvent une catastrophe. Quelque soin qu’on ait mis à fermer les portes, les chiens faisaient toujours irruption dans la pièce et au milieu de la famille, venant lécher les visages. Aussi, peu importaient nos pieuses intentions, nous finissions par éclater de rire. J’en suis arrivé à redouter le Rosaire en famille.

Mais le salut de l’ange ne laisse pas Marie rester chez elle. L’ange vient déranger sa vie domestique. Je pense souvent à une merveilleuse Annonciation peinte par notre frère dominicain Petit, qui vit et travaille au Japon. Il montre Gabriel en grand messager, couvrant une partie de la toile; Marie est cette jeune fille japonaise, gracieuse et réservée, dont la vie est bouleversée. Elle est poussée dans un voyage qui la conduira chez Élisabeth, à Bethléem, en Égypte, à Jérusalem. Ce voyage l’emportera jusqu’à briser son coeur, au pied de la croix. Ce voyage l’emmènera finalement jusqu’au ciel et à la gloire.

Le Rosaire est donc aussi la prière de ceux qui voyagent, des pèlerins, comme vous. J’ai appris à aimer le Rosaire justement comme prière pour mes voyages. C’est une prière pour les aéroports et les avions. C’est une prière que je dis souvent en atterrissant dans un lieu nouveau, quand je me demande ce que j’y trouverai, et ce que j’ai à donner. C’est une prière pour redécoller, rendre grâce pour tout ce que j’ai reçu des frères et des soeurs. C’est une prière de pèlerinage à travers l’Ordre.

Je pense que la structure de ce voyage marque le Rosaire de deux manières. Elle est présente dans les mots de chaque Je vous salue Marie. Et elle est présente dans le parcours des mystères du Rosaire.

Je vous salue Marie – L’histoire de l’individu

Chaque Ave Maria évoque le voyage individuel que chacun de nous doit faire, de la naissance à la mort. Il est marqué .par le rythme biologique de toute vie humaine. Il cite les trois seuls moments de notre vie dont nous pouvons être absolument sûrs : nous sommes nés, nous vivons maintenant et nous mourrons un jour. Il commence au commencement de toute vie humaine, la conception dans le sein maternel. Il nous situe maintenant, au moment où nous demandons à Marie ses prières. Il envisage la mort, notre mort. C’est une prière incroyablement physique. Elle est marquée par l’inévitable drame corporel de tout corps humain, qui est né et doit mourir.

Et cela est bien dominicain, assurément. Car la prédication de Dominique commence dans le sud de la France, pas très loin d’ici, contre les hérétiques qui méprisaient le corps, et qui considéraient l’entière création comme mauvaise. Il se confrontait à l’une de ces vagues de spiritualité dualiste qui ont régulièrement déferlé sur l’Europe. Saint Augustin, dont nous suivons la Règle, fut pris dans un autre de ces mouvements quand, jeune homme, il était manichéen. Et aujourd’hui encore, un grand pan de la pensée populaire est profondément dualiste. Des études ont montré que les scientifiques modernes pensent généralement le salut en termes d’échappatoire au corps.

Mais la tradition dominicaine a toujours souligné que nous sommes des êtres physiques, corporels. Tout ce que nous sommes vient de Dieu. Nous recevons en nourriture le sacrement du corps et du sang de Jésus; nous espérons la résurrection des corps.

Le voyage que chacun de nous doit parcourir est en premier lieu physique, biologique, et il nous mène du ventre de notre mère à la tombe. C’est dans cet espace temporel que nous rencontrerons Dieu et trouverons le salut. Et cette simple prière nous aide sur le parcours de ce chemin.

La conception

Les paroles de l’ange promettent la fertilité, la fertilité pour une vierge et pour une femme stérile. La bénédiction de Dieu nous rend fertiles. Chacun de nous, par sa naissance individuelle, est le fruit d’entrailles bénies. Je crois que la bénédiction promise par l’ange prend toujours la forme de la fertilité, dans toute vie humaine. C’est la bénédiction de nouveaux commencements, la grâce de la fraîcheur. Peut-être sommes-nous faits à l’image et à la ressemblance de Dieu parce que nous partageons la créativité de Dieu. Nous sommes ses associés dans la création et recréation du monde. L’exemple le plus dramatique et miraculeux en est la naissance d’un enfant. Les hommes également, qui ne peuvent pourtant pas faire ce miracle, sont bénis par la fertilité. Face à la stérilité, l’aridité, la futilité, Dieu vient offrir un monde fertile. Chaque fois que Dieu s’approche de nous, c’est pour nous rendre créatifs, nous transformer, nous renouveler, que ce soit en labourant la terre, en plantant et semant, ou par l’art, la poésie, la peinture.

” Le fruit de vos entrailles est béni. ” Alors, peut-être la meilleure manière de prêcher le miracle de cette fertilité est-elle l’art, la peinture, le chant, la poésie. Car ce sont là de modestes partages de cette bénédiction même, de cette infinie fertilité de Dieu.

Une histoire charmante, citée par Malraux à Picasso (Voir B. BRO, La beauté sauvera le monde, Éd. du Cerf, Paris, 1990, p. 298-299.), raconte comment, lorsque Bernadette de Lourdes entra au couvent, une foule de gens lui envoyèrent des statuettes de la Vierge. Mais elle ne les tint jamais dans sa chambre car, disait-elle, ces statues ne ressemblaient pas à la femme qu’elle avait vue. L’évêque lui envoya des albums de célèbres tableaux de la Vierge, peints par Raphaël, Murillo et d’autres. Elle observa les vierges baroques, dont elle avait vu des représentations, et les vierges de la Renaissance. Mais aucune ne lui semblait exacte. Puis elle vit la Vierge de Cambrai, copie, datant du XIVe siècle, d’une très ancienne icône byzantine, et qui ne ressemblait à aucun des tableaux que Bernadette avait vus. Et elle dit : ” C’est elle! ” Il n’est peut-être pas surprenant que la jeune fille qui avait vu la Vierge la reconnaisse dans une icône, fruit de l’art sacré, fruit d’une sainte créativité. Marie apparaît avec plus de clarté dans l’oeuvre d’un peintre rendu fertile par la grâce de Dieu.

Maintenant

Le Rosaire évoque aussi un autre moment, non seulement celui de la naissance, mais le moment présent. ” Priez pour nous pauvres pécheurs, maintenant. ” Maintenant, c’est l’instant présent dans le pèlerinage de notre vie, quand nous devons tenir, survivre, poursuivre notre chemin vers le Royaume.

Il est intéressant de noter que cet instant présent est considéré comme un moment où nous, pauvres pécheurs, avons besoin de compassion. C’est une compassion profondément dominicaine. Vous vous souvenez que Dominique priait toujours Dieu ainsi : ” Seigneur, pitié pour ton peuple. Qu’adviendra-t-il des pécheurs ? ” Le présent est un moment où nous avons besoin de compassion, de miséricorde. Dans la chapelle Sixtine, il y a sur la fresque du Jugement dernier un homme hissé hors du purgatoire par un ange au Rosaire.

Le présent est le temps durant lequel nous devons survivre, ignorant jusques à quand il nous faudra attendre le Royaume. Un dominicain américain qui retournait en Chine il y a quelques années, y trouva divers groupes de laïcs dominicains qui avaient survécu aux années de persécution et d’isolement. Et la seule chose qu’ils avaient gardée durant toutes ces années, c’était de réciter le Rosaire tous ensemble. C’était le pain quotidien de la survie. Et, s’étant rendu dans des régions reculées du Mexique pour y rencontrer des groupes de laïcs dominicains n’ayant pas eu de contact avec l’Ordre depuis des années, plusieurs de nos frères découvrirent la même chose. La seule pratique qui se poursuivait était celle du Rosaire. C’est la prière pour les survivants du temps présent.

Bede Jarrett, provincial anglais dans les années trente, envoya en Afrique du Sud un membre de la province, nommé Bertrand Pike, pour aider la nouvelle mission de l’Ordre. Mais Bertrand se sentit dépassé et incapable de faire face. C’était plus qu’il ne pouvait assumer. Il lui manquait le courage de continuer. Et Bede lui rappela dans une lettre une époque, pendant la guerre, où il avait puisé son courage dans le Rosaire.

” Te souviens-tu de ce jour terrible où tu devais traverser les tranchées à Ypres, quand le courage te manquait, et ce n’est qu’après trois ou quatre tentatives que tu t’étais forcé à passer, et tu t’étais aperçu que les bords découpés des grains de ton rosaire avaient mordu la chair de ton doigt, dans ton inconscient mouvement de les agripper pour puiser un nouvel élan de courage en les serrant… Mais, mon cher Bertrand, courage et peur ne sont pas opposés. N’ont de courage que ceux qui font leur devoir même quand ils ont peur. ” (B. BAILEY, A. BELLINGER et S. TUGWELL (éd.), The Letters of Bede Jarrett o. p., p. 190.)

Ainsi Bertrand doit-il tenir son rosaire bien serré pour trouver du courage ” maintenant et à l’heure de sa mort “. Le Rosaire est notre prière à tous, nous qui avons besoin de courage pour continuer, pour triompher devant la peur. Il nous donne le courage du pèlerin.

À l’heure de notre mort

Le dernier moment de notre vie corporelle dont nous soyons sûrs, c’est la mort. ” Priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. ” Devant la mort, nous prions le Rosaire. Je viens de rentrer de Kinshasa, au Congo, où beaucoup de nos soeurs ont affronté la mort ces dernières années. La provinciale des soeurs missionnaires de Grenade, soeur Christina, m’a raconté comment, durant la dernière guerre, elle et ses soeurs ont dû fuir leur maison au nord du Congo. Des amis les ont cachées dans la brousse. Elle est médecin et, dans la fuite, elle a croisé un homme dont elle avait sauvé la femme. Il lui a dit que c’était maintenant son tour de lui sauver la vie. Ils entendaient tout autour l’explosion des fusillades. On leur dit que les rebelles avaient découvert leur cachette et qu’ils viendraient bientôt les tuer. Devant cette mort annoncée, les soeurs prièrent le Rosaire. C’est la prière que Marie fera pour nous lorsque nous ferons face à la mort. Nous ne serons pas seuls.

Je pense aussi à mon père. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ma mère et ses trois plus grands enfants restèrent à Londres. Je devais bientôt naître. Malgré les bombes qui, nuit après nuit, s’écrasaient sur Londres, ma mère tenait beaucoup à rester disponible dans l’éventualité où mon père pourrait avoir une permission et venir à la maison. Et mon père promit que, si toute sa famille survivait à la guerre, il prierait le Rosaire tous les soirs. Aussi, parmi mes souvenirs d’enfance, je revois mon père, chaque soir, avant le repas, arpenter le salon en priant le Rosaire. Il rendait grâce, chaque soir, de ce que nous avions survécu à cette menace de mort. Et l’un de mes derniers souvenirs de mon père se situe peu de temps avant sa mort. Il était alors trop faible pour pouvoir encore prier lui-même. Aussi sa famille, sa femme et ses six enfants, se réunirent-ils autour de son lit et prièrent le Rosaire pour lui. C’était la première fois qu’il ne pouvait le faire lui-même. Sa mort, alors qu’il était entouré de nous tous, était une réponse à cette prière qu’il avait tant de fois répétée. Priez pour nous, maintenant et à l’heure de notre mort.

T. S. Eliot implore dans l’un de ses poèmes : ” Priez pour nous, maintenant et à l’heure de notre naissance. ” (” Animula “, dans Ariel Poems.) Et il a raison. Car nous devons affronter ces trois moments de notre vie : la naissance, le présent et notre mort. Mais à chaque instant nous aspirons à la même chose : une nouvelle naissance. Ce à quoi nous aspirons maintenant, comme pécheurs, ce n’est pas une pitié qui se contenterait d’oublier ce que nous avons fait, mais la miséricorde qui fera de nos actions aussi un moment de renaissance, de nouveau commencement. Et face à la mort, nous désirons de nouveau que les mots de l’ange viennent nous annoncer une nouvelle fertilité. Car toute notre vie est ouverte à l’infinie nouveauté de Dieu, à son inépuisable fraîcheur. L’ange vient et revient, avec de nouvelles annonciations de la Bonne Nouvelle.

Les mystères du Rosaire – L’histoire du salut

L’Ave Maria individuel est donc la prière du voyage que chacun de nous doit parcourir, de la naissance à la mort en passant par le moment présent. Mais en fin de compte, notre vie n’a pas de sens en elle-même, comme histoire privée, individuelle. Notre vie n’a de sens que prise dans une histoire plus vaste, qui s’étend du tout début jusqu’à la fin inconnue, de la Création au Royaume. Et cette plus longue étendue est donnée par les mystères du Rosaire, qui racontent l’histoire de la Rédemption.

On a comparé les mystères du Rosaire à la Summa theologica de saint Thomas. Ils racontent à leur manière comment tout vient de Dieu et tout retourne à Dieu. Car chaque mystère du Rosaire fait partie d’un unique mystère, celui de notre Rédemption dans le Christ. Comme l’écrivait Paul aux Éphésiens, ” Il nous a fait connaître le mystère de sa volonté, ce dessein bienveillant qu’Il avait formé en lui par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis : ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres ” (Ep 1, 9).

On pourrait donc dire que chaque Ave Maria représente une vie individuelle, avec son histoire entière de la vie à la mort. Mais tous ces Ave Maria sont embrassés dans une histoire plus longue, celle de la Rédemption. Nous avons besoin des deux dimensions, une histoire à deux niveaux. Il me faut donner une forme et un sens à ma vie, à l’histoire de ma chair et de mon sang, avec mes échecs et mes victoires. S’il n’y a pas de place pour mon histoire unique, je serai tout simplement perdu dans l’histoire de l’humanité. Car le Christ me dit : ” Aujourd’hui, tu seras avec moi au paradis. ” J’ai besoin de cet Ave Maria individuel, mon petit drame personnel, pour faire face à ma petite mort personnelle. Ma mort ne signifie peut-être pas grand-chose pour l’humanité, mais pour moi, elle sera plutôt importante.

Cependant, il n’est pas suffisant de s’en tenir à ce niveau personnel. Je dois voir ma vie s’insérer dans le drame plus vaste du dessein de Dieu. Seule, mon histoire n’a pas de sens. Mon Ave Maria individuel doit trouver place dans les mystères du Rosaire. Ainsi le Rosaire propose-t-il le parfait équilibre dont nous avons besoin pour la recherche du sens de notre vie, à la fois sur le plan individuel et sur le plan collectif.

4. La répétition

J’ai tenté de donner succinctement quelques raisons pour lesquelles le Rosaire est bien une dévotion profondément dominicaine. L’Ave Maria porte toutes les caractéristiques d’une homélie parfaite et brève. Et le Rosaire dans son ensemble est marqué par le thème du cheminement, le nôtre et celui de l’humanité. Tout cela s’accorde très bien à la vie d’un ordre de prêcheurs itinérants. J’aurais pu insister sur d’autres aspects, comme les fondements bibliques des mystères. Car il y a là une méditation prolongée sur la Parole de Dieu dans les Écritures. Mais j’ai assez parlé!

Je dois toutefois répondre à une dernière objection. J’ai voulu évoquer la richesse théologique du Rosaire. Le fait est, pourtant, qu’en priant le Rosaire on pense rarement à quoi que ce soit. En réalité, nous ne pensons pas à la nature de la prédication, ou à l’histoire humaine et à son lien avec l’histoire du salut. Nous faisons un grand vide dans notre esprit. Il nous arrivera même parfois de nous demander pourquoi donc nous répétons sans cesse les mêmes mots, sans y penser. Ça n’est certes guère dominicain! Pourtant, dès le tout début de notre tradition, nos frères et. nos moniales ont aimé cette répétition. On prétend que notre frère Romeo, mort en 1261, récitait mille Ave Maria par jour !

Tout d’abord, de nombreuses religions portent la marque de cette tradition de la répétition de paroles sacrées. Dimanche dernier, me demandant ce que j’allais dire du Rosaire, j’ai entendu à la BBC une cérémonie bouddhiste qui consiste apparemment en une perpétuelle répétition de paroles sacrées, le mantra. Il a souvent été rappelé que le Rosaire est assez semblable à ces traditions de prière orientale, et que la constante répétition des mêmes mots peut réaliser dans notre coeur une lente mais profonde transformation. Cela étant bien connu, je n’insiste pas.

On pourrait aussi souligner que cette répétition n’est pas nécessairement le signe d’un manque d’imagination. Un pur plaisir, un plaisir exubérant, peut nous faire répéter les mots. Quand nous aimons, nous savons bien qu’il ne suffit jamais de dire une seule fois ” je t’aime ” . Nous voulons le dire encore et encore, espérant aussi que l’autre souhaitera l’entendre encore et encore.

G. K. Chesterton a expliqué que la répétition est une caractéristique de la vitalité des enfants, qui aiment qu’on leur raconte les mêmes histoires, avec les mêmes mots, encore et toujours, nullement par ennui ou manque d’imagination, mais par joie de vivre.

Chesterton écrivait : ” C’est parce que les enfants débordent de vitalité, parce qu’ils sont farouches et libres d’esprit, qu’ils veulent que les choses se répètent et ne changent pas. Ils demandent toujours “encore!” ; et la grande personne recommence, encore, jusqu’au bord de l’épuisement car les grandes personnes ne sont pas assez fortes pour exulter dans la monotonie. Peut-être Dieu est-il assez fort, Lui, pour exulter dans la monotonie. Peut-être Dieu dit-il tous les matins au soleil : “Allez, encore”; et tous les soirs à la lune : “Allez, encore.” Ce n’est pas forcément une absolue nécessité qui fait toutes les marguerites semblables; peut-être Dieu crée-t-il chaque marguerite séparément, mais ne se lasse jamais de les faire ainsi. Peut-être Dieu a-t-il un éternel appétit d’enfance; car si nous avons péché et nous avons grandi, notre Père est plus jeune que nous. La répétition dans la nature n’est peut-être pas une simple récurrence, mais, comme au théâtre, un bis où le ciel rappellerait l’oiseau qui a pondu. ” (Orthodoxy, Londres, 1908, p. 92.) Ou encore notre répétition du Rosaire!

Enfin, il est vrai qu’en priant le Rosaire on ne pense pas toujours à Dieu. On peut continuer des heures durant sans la moindre pensée. On est juste là, on dit nos prières. Et cela peut aussi être bon. Quand nous récitons le Rosaire, nous célébrons que le Seigneur est vraiment avec nous, que nous sommes en sa présence. Nous répétons les paroles de l’ange : ” Le Seigneur est avec vous. ” C’est une prière de la présence de Dieu. Et si nous sommes en groupe, nous n’avons pas à penser aux autres. Comme l’a écrit Simon Tugwell, ” Je ne pense pas à mon ami quand il est à côté de moi; je suis bien trop occupé à goûter sa présence. C’est quand il est absent que je commence à penser à lui. Le fait de penser à Dieu nous entraîne bien aisément à le traiter comme s’il était absent. Mais il n’est pas absent. ” (Prayer in Practice, Dublin, 1974, p. 35.)

Aussi n’essayons-nous pas, dans le Rosaire, de penser à Dieu. Au contraire, nous goûtons les paroles de l’ange adressées à chacun de nous : ” Le Seigneur est avec vous. ” Nous répétons continuellement les mêmes mots, avec l’exubérance vitale inépuisable des enfants de Dieu, qui se réjouissent de la Bonne Nouvelle.

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Timothy Radcliffe, o.p.  Conférence donnée à Lourdes, octobre 1998.

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