Dominicain allemand. Théologien et philosophe, il enseigna à Paris et à Cologne. Son œuvre est à l’origine du courant mystique rhénan et se propose d’élever le théologique au rang d’une sagesse véritable.
4- De l’utilité de l’abandon que l’on doit accomplir intérieurement et extérieurement.
Tu dois savoir que jamais encore personne ne s’est assez renoncé en cette vie qu’il ne trouve à se renoncer davantage encore. Peu de personnes prennent vraiment cela en considération et s’y maintiennent. C’est une équitable compensation et un juste échange : dans la mesure où tu quittes toutes choses, dans cette même mesure, ni plus ni moins, Dieu pénètre en toi avec tout ce qu’il a, tout comme tu as quitté complètement toutes choses qui sont en toi. Commence par là et paye pour cela autant que tu peux. C’est là que tu trouveras la véritable paix, et nulle part ailleurs.
Les gens ne devraient pas tant penser à ce qu’ils font, ils devraient penser à ce qu’ils sont. Si les gens étaient bons ainsi que leur manière d’être, leurs œuvres pourraient vivement rayonner. Si tu es juste, tes œuvres aussi sont justes. Ne pense pas que la sainteté se fonde sur les actes, on doit fonder la sainteté sur l’être, car ce ne sont pas les œuvres qui sanctifient, c’est nous qui devons sanctifier les œuvres. Si saintes que soient les œuvres, elles ne nous sanctifient absolument pas en tant qu’œuvres, mais dans la mesure où sont saints notre être et notre nature, dans cette mesure, nous sanctifions toutes nos œuvres, que ce soit manger, dormir, veiller ou autre chose. Ceux qui ne sont pas d’une nature élevée, quelles que soient les œuvres qu’ils accomplissent, elles ne valent rien. Remarque par là tout le zèle qu’il faut apporter à être bon, non pas tant pour ce que l’on fait ou par la nature des œuvres, mais bien par le fondement des œuvres.
5. Note bien ce qui rend bons la nature et le fond de l’homme.
La raison qui fait que la nature et le fond de l’homme sont grandement bons et qui rend bonnes les œuvres de l’homme, c’est que l’esprit de l’homme soit totalement tourné vers Dieu. Tends tout ton effort vers la grandeur de Dieu et que toute ton application et ton zèle soient pour lui en toutes tes œuvres et tout ton renoncement. En vérité, plus tu te comportes ainsi, meilleures sont tes œuvres quelles qu’elles soient. Si tu t’attaches à Dieu, tout bien s’attachera à toi. Cherche Dieu et tu trouveras Dieu et tout bien. Oui, en vérité, tu pourrais dans une telle disposition d’esprit marcher sur une pierre, ce serait une œuvre plus divine que si tu pensais à toi-même en recevant le corps de Notre-Seigneur et que ton intention soit moins détachée de toi. A celui qui s’est attaché à Dieu, Dieu et toutes les vertus s’attachent. Et ce que tu cherchais auparavant te cherche maintenant; ce que tu poursuivais auparavant te poursuit maintenant, et ce que tu voulais fuir auparavant te fuit maintenant. C’est pourquoi, à celui qui est grandement attaché à Dieu, toutes choses divines s’attachent, et le fuit tout ce qui est loin de Dieu et étranger a Dieu.
6. Du détachement et de la possession de Dieu.
On m’a posé cette question : quelques personnes aimeraient se séparer complètement des autres et être seules, c’est là qu’elles trouveraient leur paix, ou bien si elles étaient à 1’église, serait-ce le mieux ? Alors j’ai répondu : non, et note pourquoi. Celui qui est tel qu’il doit être, en vérité, se trouve bien en tous lieux et avec tous les autres. Mais celui qui n’est pas tel qu’il doit être ne se trouve bien en aucun lieu et parmi les autres. Mais celui qui est tel qu’il doit être a Dieu près de lui en vérité, et celui qui possède Dieu en vérité le possède en tous lieux, dans la rue et avec n’importe qui aussi bien qu’à l’église, dans la solitude ou dans sa cellule. S’il le possède véritablement, et lui seulement, nul ne peut lui être un obstacle.
Pourquoi ?
Parce qu’il a Dieu seul et que son intention ne va qu’à Dieu seul, et que toutes choses deviennent pour lui uniquement Dieu. Cet homme porte Dieu dans toutes ses œuvres et en tous lieux, et toutes les œuvres de cet homme, c’est Dieu uniquement qui les opère. Car l’œuvre appartient plus véritablement en propre à celui qui en est la cause qu’à celui qui la réalise. Si donc notre intention est seulement et uniquement Dieu, en vérité, il faut qu’il opère notre œuvre et nul ne peut l’empêcher d’opérer ses œuvres, ni la foule ni le lieu. Ainsi, personne ne peut être un obstacle à cet homme parce qu’il ne considère et ne cherche et ne goûte rien que Dieu qui s’unit à lui dans toutes ses intentions. Et de même qu’aucune multiplicité ne peut distraire Dieu, de même rien ne peut distraire ni disperser cet homme, et il est un dans l’Un, en qui toute multiplicité est une non-multiplicité .
L’homme doit saisir Dieu en toutes choses et accoutumer son esprit à avoir sans cesse Dieu présent dans son esprit, son intention et son amour. Considère quelles sont tes intentions envers ton Dieu, que tu sois à l’église ou dans ta cellule : garde une disposition d’esprit semblable, porte-la dans la foule, dans l’agitation et la diversité. Et comme je l’ai dit souvent, quand on parle d’égalité, on n’entend pas qu’il faille apprécier de la même façon toutes les œuvres, tous les lieux ou toutes les personnes. Ce serait absolument faux, car prier est une œuvre meilleure que filer, et l’église un lieu plus noble que la rue. Mais tu dois avoir dans les œuvres une même disposition d’esprit, une même confiance, un même amour pour ton Dieu et le considérer avec le même sérieux. En vérité, si toutes choses étaient ainsi égales pour toi, personne ne ferait obstacle à ce que Dieu te soit présent.
Mais celui en qui Dieu n’habite pas véritablement, qui doit chercher Dieu à l’extérieur en ceci et cela, qui cherche Dieu dans la diversité, dans les œuvres ou les gens ou les lieux ne possède pas Dieu. Et cet homme rencontre facilement des obstacles, car il ne possède pas Dieu, ne cherche pas lui seul, ne l’aime pas, ne le considère pas lui seul; c’est pourquoi non seulement les mauvaises sociétés, mais les bonnes, lui font obstacle, et non seulement la rue, mais aussi l’église, non seulement des paroles et des œuvres mauvaises, mais aussi des paroles et des œuvres bonnes, car l’obstacle réside en lui parce que Dieu n’est pas devenu pour lui toutes choses. Car s’il en était ainsi, il se sentirait bien à son aise en tous lieux et parmi tous, car il posséderait Dieu et personne ne pourrait le lui enlever et nul ne pourrait l’empêcher d’accomplir son œuvre.
En quoi consiste donc cette véritable possession de Dieu, en sorte qu’on le possède véritablement ?
Cette véritable possession de Dieu se situe dans l’esprit, dans l’intention intérieure et spirituelle dirigée vers Dieu, non pas dans une pensée continue et toujours semblable, car ce serait impossible ou très difficile à la nature et ce ne serait pas non plus le mieux. L’homme ne doit pas se contenter d’un Dieu qu’il pense, car lorsque la pensée s’évanouit, Dieu s’évanouit aussi. Bien plutôt, on doit posséder un Dieu dans son essence, loin au-dessus des pensées de l’homme et de toute créature. Ce Dieu ne s’évanouit pas, à moins que l’homme ne se détourne volontairement de lui.
Qui possède ainsi Dieu dans son essence saisit Dieu selon le mode de Dieu, et pour lui Dieu resplendit en toutes choses, car toutes choses ont pour lui le goût de Dieu et il voit son image en toutes choses. En lui Dieu brille en tout temps, en lui se réalise une séparation et un abandon de tout, et l’image de son Dieu bien-aimé et présent s’imprime en lui. De la même manière que celui qui ressent violemment une grande soif peut bien faire autre chose que boire et avoir aussi d’autres pensées, mais qu’il fasse n’importe quoi ou qu’il soit avec n’importe qui, ou quelle que soit son intention, sa pensée ou son occupation, l’image de la boisson ne le quitte pas tout le temps que dure sa soif; et plus la soif est grande, plus l’image de la boisson est intense, intérieure, présente et continue. Ou encore : celui qui aime une chose ardemment et de toutes ses forces, en sorte qu’il n’a de goût ni de cœur à quoi que ce soit d’autre ne pense qu’à cet objet et absolument à rien d’autre; et certes, n’importe où, avec n’importe qui, quoi qu’il entreprenne ou qu’il fasse, jamais son amour ne s’éteint en lui; en toutes choses, il trouve l’image de ce qu’il aime et elle lui est d’autant plus présente que son amour devient plus fort. Cet homme ne cherche pas le repos, car aucune inquiétude ne le trouble.
Cet homme est grandement loué par Dieu, car toutes choses sont pour lui plus divines qu’elles ne sont en soi. En vérité, il y faut de l’application, de l’amour, une juste considération de l’intérieur de l’homme et une vive connaissance, véritable, réfléchie et réelle de l’intention de l’esprit parmi les choses et auprès des gens. L’homme ne peut pas l’apprendre par la fuite, en fuyant les choses et en se détournant de l’extérieur pour pénétrer dans la solitude; il doit bien plutôt apprendre la solitude intérieure, où et proche de qui qu’il soit. Il doit apprendre à faire sa percée à travers les choses, y saisir son Dieu, l’imprimer fortement en soi selon un mode essentiel. De même que celui qui veut apprendre à écrire doit en vérité, pour acquérir cet art, s’exercer beaucoup et souvent à cette activité, si aride et difficile que ce soit pour lui. Si impossible que cela lui paraisse, s’il s’y applique souvent et avec zèle, il apprendra et acquerra cet art. En vérité, il doit d’abord se souvenir de chaque lettre et l’imprimer fortement en soi. Ensuite, lorsqu’il possède cet art, il se libère complètement de l’image et de la réflexion, il écrit sans difficulté et spontanément. Il en est de même s’il s’agit de jouer de la viole ou de quelque autre œuvre dépendant de son habileté. Il lui suffit uniquement de savoir qu’ il veut pratiquer son art. Et même s’il n’en est pas constamment conscient, il accomplit son acte en vertu de son habileté, quelle que soit sa pensée.
De même l’homme doit être pénétré de la présence divine, être formé par la forme de son Dieu bien-aimé, en sorte que sa présence l’illumine sans aucun effort, qu’il acquière en outre le détachement de toutes choses. Au début, il y faut de la réflexion et une pénétration attentive, comme l’écolier vis-à-vis de son art.
7. Comment l’homme doit accomplir son œuvre de la façon la plus raisonnable.
Il en est ainsi pour beaucoup de personnes, et l’homme y parvient facilement s’il le veut : les choses parmi lesquelles il chemine ne l’entravent pas et ne fixent pas en lui d’image permanente, car lorsque le cœur est rempli de Dieu, les créatures ne peuvent y avoir ni y trouver place. Or cela ne doit pas nous suffire; nous devons dans une grande mesure utiliser toutes choses, quelles qu’elles soient, où que nous soyons, quoi que nous voyions ou entendions, si étranger et impropre que ce soit. Seulement alors nous nous comportons comme il convient, non pas auparavant, et jamais l’homme n’en aura fini de constamment grandir et d’acquérir une véritable croissance.
Et l’homme doit dans toutes ses œuvres et en toutes choses faire avec vigilance usage de sa raison et en toutes choses prendre raisonnablement conscience de lui-même et de son être intérieur, et en toutes choses saisir Dieu selon le plus haut mode possible. Car l’homme doit être comme l’a dit Notre-Seigneur : ” Soyez comme ceux qui veillent en tout temps et attendent leur maître. ” En vérité, ceux qui attendent sont vigilants et regardent autour d’eux d’où viendra celui qu’ils guettent et ils l’attendent dans tout ce qui vient si étranger que cela paraisse pour voir s’il n’y serait pas De même nous devons en toutes choses consciemment chercher Notre-Seigneur. Il y faut déployer du zèle, y dépenser autant qu’on le peut ses pensées et ses forces ; ainsi, ces personnes se comportent comme elles le doivent et elles saisissent Dieu également en toutes choses et trouvent également Dieu en toutes choses.
Sans doute une œuvre n’est-elle pas semblable à l’autre, mais pour celui qui accomplirait ses œuvres dans un même esprit, en vérité, toutes ses œuvres seraient semblables, et pour celui qui agirait droitement, en vérité. Dieu rayonnerait dans les choses profanes aussi clairement que dans la plus divine, s’il possédait Dieu réellement. Non pas certes que l’homme doive accomplir de lui-même quoi que ce soit de profane ou d’inconvenant, mais tout ce qu’il lui arrive de voir et d’entendre parmi les choses extérieures, il doit le tourner vers Dieu. Celui à qui Dieu est ainsi présent en toutes choses et qui domine et utilise suprêmement sa raison est seul à connaître la véritable paix et possède vraiment le royaume céleste.
Car pour celui qui se comporte droitement, de deux choses l’une : ou bien il doit apprendre à saisir Dieu et à le posséder dans les œuvres, ou bien il doit abandonner toutes les œuvres. En effet, l’homme ne pouvant en cette vie être sans des activités humaines qui sont nombreuses, il doit apprendre à posséder son Dieu en toutes choses et à demeurer sans obstacles dans toutes les œuvres et en tous lieux. C’est pourquoi, quand le commençant doit travailler parmi les hommes, il doit auparavant s’emparer fortement de Dieu et le fixer fermement dans son cœur, s’unir à lui par toutes ses intentions, ses pensées, sa volonté et ses forces, pour qu’aucune autre image ne puisse se former en lui.
Paroles on ne peut plus claires, simples….après….c’est selon “où l’on en est”, pour les recevoir !!!! Milliards de mercis pour cette transmission !!!