L’écrivain français Christian BOBIN est né le 24 avril 1951 : poète, moraliste… d’inspiration chrétienne. Il est l’auteur d’une liste impressionnante d’ouvrages publiés à partir de 1977. Nous citons des extraits de son journal qui couvre une année : 1996-1997.
Dimanche 14 avril (1996)
Mon Dieu, pourquoi avez-vous inventé la mort, pourquoi avez-vous laissé venir une telle chose, elle est si douce la vie sur terre, il faudra que votre paradis soit éblouissant pour que le manque de cette vie terrestre ne s’y fasse pas sentir, il faudra que vous ayez du génie pour me donner une joie aussi pure que celle de l’air frais d’une matinée d’avril, oui il faudra que vous ayez beaucoup de talent donc d’amour pour que, dans votre paradis, aucune nostalgie ne vienne de cette vie-là, blessée, petite, muette.
Vendredi 17 mai
Je n’aime pas ceux qui parlent de Dieu comme d’une valeur sûre. Je n’aime pas ceux qui en parlent comme d’une infirmité de l’intelligence. Je n’aime pas ceux qui savent, j’aime ceux qui aiment. On peu fort bien, par temps clair, entrevoir Dieu sur le visage du premier venu. Voilà. C’est aussi simple que cela. Et personne ne nous a jamais dit que ce qui est simple n’était pas déchirant.
Lundi 28 octobre
J’ai lu le récit fait par une femme sur son père atteint par la maladie d’Alzheimer. Elle publie son livre à compte d’auteur, pour l’entourage et d’éventuels inconnus. C’est une tentative désespérée et réussie de donner à voir la majesté d’une personne que le vieillissement et l’indifférence asilaire ont dépouillée de sa beauté, de son intelligence, de sa liberté, de son passé, de son avenir, bref de tout ce qui fait une personne. L’amour est là devant le pire, confronté à son propre mystère : qu’aimons-nous dans ceux que nous aimons ? Leur force – mais quand ils n’en ont plus ? Leur charme – mais quand il les a désertés ? Leur parole – mais quand elle est détruite ? Qu’est-ce qu’une « personne » ? Qu’est ce qu’aimer ? Aimons-nous ceux que nous croyons aimer ? Questions, questions, questions – et pour les réponses on verra dans une autre vie. Peut-être. Sûrement. Peut-être.
Dimanche 10 novembre
Seigneur, tout aujourd’hui dit ton absence : le ciel mouillé, la terre froide et la voix de ce prêtre – un peu d’eau tiède dans un verre sale. Ceux qui font métier de nous parler de toi ont souvent moins de grâce que la première alouette surprise dans son jaillissement bleu.
Seigneur, j’écris en l’an 1996, dans un pays qui multiplie son or en même temps que ses pauvres. C’est une terre ingrate. Les paroles qui y poussent rendent un son de pluie et de pièces de dix francs.
Seigneur, j’ai entendu un homme, trente ans après son mariage, me parler de sa femme. Son cœur chavirait dans sa parole – comme l’eau des fontaines, l’été, jette ses étincelles dans les mains jointes des promeneurs. Ces merveilles-là sont assez rares pour mériter d’être notées. Cet homme m’a dit sa joie d’enfant, quand sa femme est sortie, à retrouver partout dans la maison des trognons de pommes qu’elle a, gourmande abandonnés. Et moi, Seigneur, je vais dans ma vie petite et douce comme dans une résidence secondaire, cherchant partout des signes enfantins de ton contentement, et je trouve et j’éclate de rire devant les traces de ton séjour, les trognons de pommes célestes.
Seigneur, ce n’est pas toi qui fait défaut, c’est nous qui nous rendons absents. Une fois de plus pardonne-nous. Ce ne fera jamais qu’un milliard de fois. Chacun a toute sa vie pour t’entrevoir, avant la montée noire des eaux. Une vie, même brève, c’est bien plus qu’il n’en faut. Alors, Seigneur, patiente, pardonne, espère – et cogne un peu plus fort sur le vieux bois des âmes : travaille.
Jeudi 6 mars
Impossible de parler de Dieu sans prononcer aussitôt une quantité invraisemblable de bêtise. On ne peut rien dire de Dieu, seulement parler avec lui, en lui. Si cette phrase semble folle ou prétentieuse, on l’entendra sans doute mieux en y remplaçant le mot « Dieu » par le mot « amour » qui est son exact équivalent : impossible de parler de l’amour sans prononcer aussitôt une quantité invraisemblable de bêtises. On ne peut rien dire de l’amour, seulement parler avec lui, en lui.
Les fous, les lépreux, les hystériques, les aveugles, le muets, les paralytiques : le Christ vient à bout de tous. Il n’y a que deux catégories devant lesquelles il échoue et s’impatiente : les imbéciles et les doctes. Ceux-là ont en commun leur suffisance. Personne, jamais, ne leur fera entendre une chose aussi simple : que l’amour est source de la plus grande intelligence possible. La bêtise et l’esprit de système sont deux endurcissements, deux manières d’éprouver sa puissance sur le monde. Personne, jamais, ne lâche de son plein gré la puissance qu’il a, fut-elle imaginaire.
BOBIN, Christian, Autoportrait au radiateur, Paris, Ed. Gallimard, 1997.