L’expérience séculaire, et les échecs, de l’éthique chrétienne doivent nous alerter : c’est une erreur théologique grave que de refuser toute valeur spirituelle au plaisir sexuel et à l’érotisme. Elle conduit au faux dilemme entre une exaltation irresponsable du plaisir et une ascèse qui lui refuse toute valeur. On se prive ainsi de toute possibilité de montrer qu’une authentique spiritualité de la fragilité et du don peut sous-tendre la célébration érotique de l’amour.
La différence sexuelle n’est pas un accident malheureux qu’une saine spiritualité permettrait d’effacer : elle est la condition même de la découverte, dans le fragile plaisir qu’elle annonce, que toute vie vraie, vraie puisque désirée et espérée, vient d’ailleurs, vient de l’autre. Le chrétien verra dans le don que l’autre lui fait de sa présence incarnée le signe de la vie venue de Dieu, cette vie offerte sans préalable, comme elle le fut sur la Croix, cette vie maintenue malgré l’omniprésence de la mort, comme l’annonce la Résurrection.
Dans l’expérience de l’amour, l’homme et la femme découvrent que leurs racine charnelles, leur participation à l’élan vital qui anime le monde, leur soumission aux forces de l’instinct et du désir, loin de témoigner d’une «chute» de l’humain dans l’infra-humain, le matériel et le contingent, sont la condition même de la possibilité de l’émerveillement, qui constitue finalement le signe le plus évident de sa vocation d’être le «porte-parole», c’est-à-dire celui qui peut, parce que corps habité, porter la parole de Dieu au monde, et du monde à Dieu. Malheur à celui qui veut échapper à son lieu, et refuser la limite de son corps; niant sa fragilité, il nie aussi le don qui dans cette fragilité même atteste la grâce de Dieu.
Mais bien entendu, la reconnaissance de la valeur spirituelle du plaisir est inséparable de la reconnaissance du mystère d’autrui, laquelle signifie en particulier un rapport au corps d’autrui qui ne soit pas dominé par la convoitise. Le corps de l’autre, jusque dans l’émotion érotique qu’il fait lever en moi, est un signe qu’il me faut déchiffrer, une attente à percevoir, un don à accepter, bref une présence à accueillir. […]
La présence en son corps de l’autre redit à sa façon la fragilité et le don. L’homme n’est pas tout, il n’existe que par l’autre; mais en tout autre il peut déchiffrer, s’il le veut bien la présence de ce qui à la fois exaspère et comble son désir de vie. «Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du saint Esprit qui est en vous et qui vous vient de Dieu, et que vous ne vous appartenez pas?» (1 Co 6,19) […]
Il ne s’agit pas de désexualiser l’amour, mais au contraire de reconnaître la vraie profondeur du désir, de s’émerveiller de ce qu’il ne cesse jamais de nous habiter tant que nous vivons notre corps, et quel que soit ce corps. Laisser se creuser en nous toute la profondeur du désir, sa vraie profondeur, tel est sûrement un des enjeux les plus décisifs d’une spiritualité chrétienne de la sexualité.