1 Vers toi, Yahvé, j’appelle,
mon rocher, ne sois pas sourd!
que je ne sois, devant ton silence,
comme ceux qui descendent à la fosse!
2 Ecoute la voix de ma prière
quand je crie vers toi,
quand j’élève les mains,
Yahvé, vers ton Saint des Saints.
3 Ne me traîne pas avec les impies,
avec les malfaisants,
qui parlent de paix à leur prochain,
et le mal est dans leur cœur.
4 Donne-leur, Yahvé, selon leurs œuvres
et la malice de leurs actes,
selon l’ouvrage de leurs mains donne-leur,
paie-les de leur salaire.
5 Ils méconnaissent les œuvres de Yahvé,
l’ouvrage de tes mains:
qu’il les abatte
et ne les rebâtisse!
6 Béni soit Yahvé,
car il écoute
la voix de ma prière!
7 Yahvé ma force et mon bouclier,
en lui mon cœur a foi;
j’ai reçu aide, ma chair a refleuri,
de tout cœur je rends grâce.
8 Yahvé, force pour son peuple,
forteresse de salut pour son messie.
9 Sauve ton peuple, bénis ton héritage,
conduis-les, porte-les à jamais!
(Traduction de la Bible de Jérusalem)
Moi et l’autre
Un psaume comme bien d’autres qui commence en « tu » et qui passe ensuite au « il ». « Vers toi, Seigneur, j’appelle » : le priant, au début (versets 1-2), parle à Dieu et le supplie de lui venir en aide. Quelques versets plus loin (versets 6-7), le voilà qui parle de Dieu et proclame que sa prière a été entendue : « Béni soit Yahvé, il écoute la voix de ma prière ». Lues l’une à la suite de l’autre, ces deux sections se révèlent parfaitement cohérentes et, si le psaume ne contenait qu’elles, on ne se rendrait pas compte qu’il y manque quelque chose.
Mais il y a encore quelque chose. Ce sont les deux sections qui, dans le texte ci-dessus, sont reproduites en retrait et en caractères italiques. Ces sections concernent non plus le priant lui-même mais d’autres personnes. D’une part, aux versets 3-5, des individus en faveur desquels le psalmiste se sent incapable de prier : des « malfaisants » qui n’ont de considération ni pour Dieu ni pour le prochain. D’autre part, aux versets 8-9, une communauté en faveur de laquelle, cette fois, il prie de tout son cœur : le peuple de Dieu dans son ensemble.
Voyons de plus près chacun de ces quatre volets.
« Si tu ne fais rien, je vais y passer » (versets 1-2)
Ce qui frappe, dès les premiers mots, c’est l’intensité de la prière. « J’appelle, je crie vers toi, la voix de ma prière, mes mains levées » : joignant le geste à la parole, le priant est tourné vers Dieu de tout son être.
Dans d’autres psaumes, les mains qui se lèvent sont des mains reconnaissantes, expression de bénédiction et d’action de grâces (Ps 63,5; 134,2). Ici, ce sont des mains suppliantes qui se tournent en direction du Debîr ou Saint des Saints, lieu privilégié de la présence de Dieu. Ces mains sont tendues dans la confiance : le Dieu qu’elles appellent au secours est un appui aussi sûr et inébranlable que le roc.
Et qu’y a-t-il donc pour motiver une supplication aussi ardente? Une expérience difficile, à coup sûr, dont le priant est convaincu de ne pouvoir se sortir tout seul. Le plus redoutable dans sa situation serait que Dieu garde le silence. Si Dieu se faisait sourd à ses appels, il ne lui resterait plus alors qu’à « descendre dans la fosse », un euphémisme qui semble bien évoquer la mort elle-même et son lugubre aboutissement au Shéôl. Une maladie grave, alors, mettant la vie en danger? Oui, sans doute, puisque, plus loin (v. 7), le priant laissera entendre qu’il a été atteint dans sa chair.
« J’ai reçu aide, ma chair a refleuri » (versets 6-7)
Comme au théâtre, après le masque pleureur, voici le masque rieur. Après le péril, la guérison. Après la supplication, l’action de grâce.
« Écoute la voix de ma prière », criait le priant (v. 2); « il écoute la voix de ma prière », proclame-t-il à présent (v. 6). « Je vais mourir si tu ne fais rien », menaçait-il (v. 1); « ma chair a refleuri », s’émerveille-t-il à présent (v. 7). « Vers toi je tends mes mains crispées », confessait-il (v. 2); « de tout cœur je rends grâce », chante-t-il à présent (v. 7).
Dieu a répondu. « Le Seigneur est ma force et mon bouclier » (v. 7): le Dieu qui a répondu est bien le même qu’au cœur de l’épreuve le croyant avait interpellé plein de confiance : « Toi, mon rocher » (v. 1).
« Surtout pas cela » (versets 3-5)
« Ne me traîne pas avec les impies » (v. 3), avait encore supplié le croyant. Qu’exprimait-il au juste par là?
En suppliant Dieu de le guérir et de le préserver de la mort, lui demandait-il en même temps de le préserver du triste sort réservé aux impies, du châtiment qui ne manquera pas de frapper ceux qui font le mal? Car ces gens auxquels il fait référence et pour lesquels il demande à Dieu de les payer du salaire qu’ils méritent (vv. 4-5), il n’en parle pas comme d’ennemis qui le menaceraient personnellement, mais plus généralement comme de gens sans égards pour les autres, entièrement gagnés au mal, dans leurs attitudes (« le mal est dans le cœur ») comme dans leurs comportements (« les malfaisants », « la malice de leurs actes », « l’ouvrage de leurs mains »). S’il le laissait descendre dans la fosse, le Dieu auquel il fait confiance, à la vie et à la mort, ne le confondrait-il pas avec des gens comme ceux-là?
Ou bien « ne me traîne pas avec les impies » exprime-t-il de la part du croyant une certaine crainte de chambranler, la hantise d’un faux pas hors de la foi ou du moins d’un vacillement dans la confiance? Si le Seigneur est rocher, le priant, par contre, se sait faible et peut-être redoute-t-il, s’il devait affronter le silence de Dieu, de rejoindre les impies dans l’indifférence ou le reniement à l’égard de ce dernier. N’est-ce pas d’une telle crainte que témoignent d’autres psaumes : « Retiens mon cœur de parler mal, de commettre l’impiété en compagnie de malfaisants » (Ps 141,4)?
Ou bien encore :
« Quand j’étais frappé tout le jour,
et j’avais mon châtiment chaque matin,
si j’avais dit : « Je vais parler comme eux »,
j’aurais trahi la race de tes fils » (Ps 73,15)
« Ce que tu as fait pour moi, fais-le pour eux » (versets 8-9)
Quoi qu’il en soit, une fois l’épreuve surmontée et la foi confirmée, l’horizon peut s’élargir. L’attention, jusqu’alors mobilisée autour du croyant lui-même et de son expérience personnelle, peut déormais s’étendre jusqu’aux autres : « Yahvé, force pour son peuple, forteresse pour son messie ». « Messie », oint : l’auteur dévoile-t-il ici son identité? Celui qui priait jusqu’alors était-il donc le roi? En tout cas, sa prière désormais prend de l’envol : ce que tu as fait pour moi, à petite échelle, fais-le maintenant, à grande échelle, pour tout ton peuple. Toi qui es ma forteresse, n’es-tu aussi celle de tous les tiens? Ce que tu as fait pour moi, fais-le pour nous tous.
« Et il se mit à ressentir effroi et angoisse »
« J’ai reçu aide, ma chair a refleuri ». Comment des chrétiens, lorsqu’ils prient ce psaume, pourraient-ils ne pas penser à la résurrection de Jésus? Dès lors, la prière fervente du psalmiste, confronté à l’épreuve et à la perspective de la mort, évoquera tout naturellement pour eux la prière confiante du Seigneur à Gethsémani : « Non pas ce que je veux mais ce que tu veux » (Mc 14,36). Le second volet du psaume alors ne cadre plus. À l’accent revanchard « donne-leur selon leurs œuvres et la malice de leurs actes », se substitue désormais une autre parole : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23,34).
fr. Michel Gourgues, o.p.