La petite église de mon village natal n’a rien d’extraordinaire. Mais elle renferme un trésor qui a soutenu ma foi au cours de mon enfance. Quatorze tableaux évoquent les dernières heures du Christ, sa mort et sa mise au tombeau. Ce chemin de la croix a été sculpté par l’artisan Médard Bourgault, le maître-patriarche de la sculpture artisanale de Saint-Jean-Port-Joli. C’est beau. C’est inspirant. Du grand art, et ce indépendamment du chauvinisme dont on pourrait m’accuser..
En introduisant ce chemin de la croix dans l’église, les paroissiens des années ‘50 continuaient une vieille tradition qui remonterait à l’époque des croisades, quand la pèlerine Éthérie s’offrit un voyage-pèlerinage en Terre Sainte comme d’autres croyants de son temps. Par l’image et la prière, que de chrétiens, que de chrétiennes, à travers les siècles, ont sillonné les rues de Jérusalem depuis la résidence de Pilate jusqu’au Golgotha, accompagnant le Christ dans sa condamnation, ses tortures et sa mort sur la croix.
Cette pratique a moins d’adeptes de nos jours. Mais bon nombre d’églises en perpétuent la coutume le Vendredi Saint pour commémorer la mort de leur Seigneur.
Bon nombre d’hommes et de femmes aussi poursuivent la tradition dans leur propre vie. La souffrance, le malheur, la misère sont devenus pour eux les artisans qui sculptent jusque dans leur chair les traits du Christ souffrant, condamné, expirant, mort.
Personne ne recherche la souffrance, à moins de sombrer dans le masochisme. Personne n’aime la douleur et la maladie, le malheur et la guerre. Ces monstres arrivent, surprennent sournoisement. Ils mordent. Ils blessent. Ils tuent. La planète regorge de chemins de croix où le mal se charge de fabriquer des horreurs.
Quelque part dans une prison du monde, un homme pourrit dans l’aile des condamnés à mort. Il appréhende le jour où on le conduira à son exécution. L’angoisse qui l’étreint trace sur son visage les traits du Christ accusé et condamné. D’où vient cet homme? Quelle histoire vit-il? Qu’est-ce qui marque sa vie? Comment est-il arrivé à cette prison, à cette cellule, à cette antichambre de la mort? Est-il l’unique coupable du geste ou des gestes qu’on lui reproche? La société n’a-t-elle pas sa part de responsabilité dans le comportement condamnable de cet homme? Peut-elle légalement, froidement, passionnément même, le condamner à la peine de mort? L’Évangile du Christ n’exige-t-il pas la guérison plutôt que la punition?
Et cette femme clouée sur un lit d’hôpital comme le Christ sur la croix. La maladie la ronge lentement, à petit feu. Elle mord son corps. Elle attaque sa sérénité, son bonheur. Elle blesse ses amours. Lentement mais impitoyablement, elle la dépouille de la lumière qui éclaire sa vie. Elle la prive de ses raisons de vivre. Cette femme n’a-t-elle pas raison de crier comme le Christ: «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonnée?»
Et cet enfant dont les yeux ne reflètent plus la lumière du soleil parce qu’il a subi de mauvais traitements? Ou celui-là que la pauvreté enserre dans ses griffes, étouffant ses plus beaux rêves? Les enfants malchanceux qui ne sont pas nés dans les bonnes familles, avec des parents heureux, qui sont arrivés par hasard dans le mauvais quartier?
Et ces femmes meurtris à jamais par la violence conjugale, inscrites sur la listes des victimes de la haine ou du déséquilibre de leur conjoint? Ou celles qui surnagent péniblement dans les eaux troubles de la misère, du manque de considération, de la solitude?
Oui, le chemin de la souffrance du Christ se perpétue dans la chair et le coeur des hommes et des femmes de notre temps, de tous les temps. Parmi les chemins de croix accrochés sur les murs des églises, il y a des oeuvres d’art. Parfois, des oeuvres absolument admirables et très émouvantes. Dans la vie des malheureux, les chemins de croix ne peuvent jamais devenir des oeuvres d’art. Seuls la compassion, l’entraide, l’amour peuvent réussir à ciseler la beauté, là où la laideur du mal essaie de s’imposer.
La passion du Christ n’est pas terminée. Patiemment, la résurrection se déploie à travers l’attention et le dévouement auprès de ceux et celles qui souffrent.
Denis Gagnon, o.p.