Comme les mythes nous le rappellent, la violence est présente dès l’origine du monde. Si elle n’est pas le seul moteur de l’histoire des hommes, elle y joue un rôle prédominant. En même temps, il n’est pas faux de voir dans l’abolition de la vengeance privée, une avancée de la « civilisation », sachant que le monopole de la force par la puissance publique, même endiguée, même contrôlée, ne résout pas tous les problèmes de la coexistence entre les personnes et les groupes. La victoire sur la violence aveugle n’est jamais assurée et, là où on la croit jugulée, elle pénètre et réapparaît de façon insidieuse ou inattendue dans les vies les plus tranquilles. Trois films, d’origine différente et de bonne qualité, essayent de scruter ce mystère.
A History of Violence, de David Cronenberg
David Cronenberg, connu pour ses films fantastiques, aurait pu se contenter de commencer son film, A History of Violence, en montrant la vie paisible des banlieues des villes américaines, avec leurs maisons, leurs gazons prêts pour les barbecues, les larges avenues bordées d’arbres et de pistes cyclables, les enfants qui reviennent de l’école, tout ce petit monde à la fois conformiste et agréable. Mais, avant même le générique, nous avons compris que les deux individus à la mine patibulaire qui s’éloignent en voiture ont tué sauvagement la serveuse d’une épicerie et n’ont pas eu pitié d’une petite fille dont les hurlements sont relayés par ceux d’une autre fillette, dans la famille Stall chez laquelle nous pénétrons ; sa maman arrive tout de suite pour la consoler de ce qui n’était qu’un vilain cauchemar.
Tom Stall, son père, possède et gère en ville ce qu’on appelle un diner, un de ces restaurants populaires où l’atmosphère est cordiale. Les clients l’aiment bien et les affaires marchent. Mais subitement les deux individus du début pénètrent dans l’établissement et s’apprêtent à un nouveau hold-up. C’est alors que Tom, si calme, si gentil, arrive à retourner la situation en vrai professionnel, tuant les tueurs avec leurs propres armes. Il va devenir le héros tranquille de la légitime défense et toutes les télévisions font son éloge.
Tout est donc rentré dans l’ordre lorsque de nouveaux personnages louches apparaissent et poursuivent Tom, tant au diner que chez lui. Pas de violence ouverte, cette fois, mais des menaces, prétendant que Tom n’est autre que Joey Cusack, un homme de la mafia qui a beaucoup de crimes à se reprocher. Le spectateur saura vite si c’est bien lui ou s’il y a erreur sur la personne.
Ce qui m’intéresse ici, c’est la dégradation des rapports qui se fait sentir dans la famille Stall une fois le soupçon installé, et qui induit chez tous ses membres une violence nouvelle. Sa femme d’abord, si confiante, qu’il contraint à de sauvages rapports sexuels, mais surtout son fils adolescent. Ce dernier, souffre-douleur d’une petite bande de durs au collège, se révolte et frappe à son tour. Lui aussi est en quelque sorte dans sa légitime défense, mais la violence a engendré la violence. Très bien agencé et joué, le film est dur, même terrifiant. Mais derrière tout cela, il y a peut-être une manière de nous montrer l’incroyable difficulté à enrayer le cycle de la violence et l’absolue nécessité de le faire.
Caché, de Michael Haneke
Situé dans le 13e arrondissement de Paris, le dernier film de Michael Haneke, Caché, est fort semblable. Ce réalisateur autrichien s’est fait connaître par ses films sur la violence gratuite, à la limite du soutenable comme Benny’s Video ou Funny Games. Ici, sauf en une scène saisissante et rapide, la violence n’est pas sanguinaire mais cachée ; elle n’en est pas moins présente et angoissante.
Georges, présentateur vedette d’une émission littéraire à la télévision, et sa femme Anne, éditrice, appartiennent au milieu parisien. Leur vie mondaine, mais aussi professionnelle et familiale, est bientôt troublée par quelqu’un qui les observe sans cesse et le prouve en leur envoyant des cassettes vidéo. Georges ne sait trop que faire devant cet invisible ennemi qui ne menace pas. Puis, un jour, la vidéo le conduit silencieusement vers un banal appartement de banlieue, qu’il ne met pas trop de temps à découvrir. Un Algérien, de son âge, lui explique qu’il a voulu cette confrontation : il a raté sa vie parce que Georges, dans leur enfance, l’a accusé faussement. Ce mensonge a empêché l’adoption projetée par les parents de Georges, qui n’a pas consenti à partager le bien-être et l’affection, et a rejeté le petit Algérien dans le malheur et le ghetto. Il a simplement voulu que Georges le sache.
Là encore, il y aura un rebondissement dramatique, mais de nouveau le plus important est la panique qui s’installe dans le bel appartement parisien. Un soir, le fils, lui aussi un jeune adolescent, ne revient pas. Les parents ne doutent pas d’un enlèvement, d’un chantage, ou pire. Le couple se déchire, ne sachant que faire, d’autant que Georges persiste à ne découvrir aucun mobile à cette persécution. Il fait appel à la police, mais cette fois le manipulateur de la caméra invisible n’y est pour rien, semble-t-il, et l’enfant revient, inconscient du drame qu’il a provoqué.
A la fin du film, tout semble rentrer dans l’ordre bourgeois-bohême, mais, chose très inhabituelle au cinéma, puisque les spectateurs partent pendant le générique de fin, une scène se déroule à l’arrière plan des noms qui défilent. Le fils de l’Algérien aborde à la sortie du lycée celui de Georges : menace ? complicité ? trafic ? improbable camaraderie ? L’engendrement de la violence ne finit jamais.
Le petit lieutenant, de Xavier Beauvois
Le petit lieutenant, malgré son âge et ses muscles, est aussi un enfant. Antoine a toujours voulu être policier. Les premières images du film de Xavier Beauvois le montrent à la cérémonie de fin d’école avec tous les élèves en uniforme. Antoine marche au pas, puis retrouve sa famille, émue mais pas très convaincue. Il n’y a pas de doute qu’Antoine veut servir l’ordre et la société, sans cesse mise en état de légitime défense par des attaques contre la vie ou la propriété d’autrui que la force publique est chargée de défendre.
Comme dans tout métier dangereux, il faut pouvoir alimenter un peu son romantisme : Antoine s’inspire des films policiers dont il affectionne les affiches. Ayant demandé à rejoindre la brigade d’intervention, il s’offre quelques plaisirs innocents comme celui d’actionner pour lui tout seul la sirène de sa voiture. Mais le réalisateur, par une observation minutieuse et quasi-scientifique du travail de la police, de ses rites et de ses risques, contre-balance parfaitement l’idéalisme de son personnage.
Des policiers, il y en a de toutes sortes : l’un doit voter Front National, rôle ingrat que Beauvois assume lui-même ; un autre est Arabe ; un troisième est bon camarade mais pas trop zélé ; et il y a surtout « le commandant », qui est une femme, revenant tout juste d’une cure de désintoxication et s’astreignant aux réunions des Alcooliques anonymes. C’est ce milieu qui est décrit, non sans une certaine affection. Celui de la violence, après le meurtre d’un SDF par deux tueurs russes, n’est au fond considéré que de l’extérieur, probablement comme le fait la police, sans haine, plutôt comme quand on doit se débarrasser d’animaux nuisibles.
Une erreur d’appréciation, doublée d’une négligence, entraînera le petit lieutenant vers la mort, réveillant chez ceux qui travaillaient avec lui un sursaut d’humanité et de courage. Joué par des comédiens mais aussi des acteurs non-professionnels, le film met le doigt sur la vulnérabilité de tous ceux qui sont confrontés à la violence dans nos sociétés pourtant protégées.
Il n’est pas fortuit que ces trois films, qui me semblent sans complaisance, adjoignent aux adultes des personnages plus jeunes, plus faibles, innocents ou parfois naïfs, comme pour nous rappeler que, si elle peut être légitime, la violence vient de toute manière de plus loin que nous, qu’aucune histoire collective n’en est indemne, et que nous devons veiller à assumer le moins possible de cette part maudite de notre humanité.
Guy-Th. Bedouelle o.p., Fribourg