Il est arrivé une triste aventure en Grande Bretagne, plus précisément au zoo de l’Île de Wight. Un petit manchot de trois mois est disparu. Dans le douillet nid des parents manchots, pas de Toga! On a cherché partout. On a appelé le petit d’un bout à l’autre du jardin zoologique. Aucune réponse, aucune trace du bébé. Comble de malheur: Toga est trop jeune pour se débrouiller dans la vie. Il a encore besoin de papa et de maman pour se nourrir. Sans manger, il ne peut tenir le coup plus longtemps que quelques jours.
D’urgence, on a lancé la nouvelle dans les médias. Il faut trouver le rejeton. Tout un défi: 4,5 kg, 30 cm de haut, c’est minuscule sur la planète Terre. On parle d’un possible rapt. Et pour encourager les malfaiteurs à rendre la pauvre bête, on offre une récompense: un beau chèque qui fait 20 000 dollars en argent canadien.
Un millionnaire trouvera sans doute que la somme est trop mince pour tenter qui que ce soit. Ce n’est sûrement pas l’avis d’un père en chômage: «Avec 20 000 dollars, je pourrais, pendant longtemps, offrir à mes enfants du pain du côté du beurre!»
À vingt-quatre heures de Noël, au restaurant de Céline Côté, la conversation portait sur la tragédie. Les hypothèses étaient aussi nombreuses que les clients de Céline.
— Moi, je suis persuadé que Toga a sauté hors du nid. La peur l’a pris. Il est allé se cacher dans un trou où il est coincé, lança Mario.
— Je crois plutôt, dit Réjean, que c’est un vol. C’est rare une naissance dans un zoo. Et ça vaut cher, une bête dans ce milieu-là.
— J’ai plutôt l’impression, rétorqua Catherine, que le voleur aime les bêtes et n’a pas résisté à la tentation d’avoir chez lui un beau petit manchot candide et attendrissant!
La conversation allait bon train. On avança tous les possibles possibles! Dans son coin, blottie contre sa mère qui sirotait son café, Timothée écoutait les grandes personnes. À quatre ans, il arrive qu’on écoute les grandes personnes. Profitant d’une accalmie, l’enfant hasarda son hypothèse:
— Peut-être que Toga est allé à l’église pour la fête de Noël. Il dort peut-être à côté du petit Jésus de la crèche.
L’intervention de Timothée déclencha un immense rire dans le restaurant. Les mots d’esprit (avec un petit «s»!) fusèrent dans tous les coins. Jeannine changea le ton quand elle mit son grain de sel dans le discours général:
— C’est pas fou, l’idée de Timothée. J’ai vécu quelque chose du genre. Mon plus vieux est né dans le temps des Fêtes. À l’accouchement, le médecin a déposé l’enfant sur moi, près de mon coeur. J’avais les yeux rivés sur ce petit être fragile. Entièrement dépendant. J’étais tellement émue devant mon François… Tenant dans mes bras la faiblesse incarnée, j’avais l’impression de me trouver en face de l’Enfant Jésus. Et même, que Raoul et moi avec l’enfant, nous étions devenus une crèche vivante.
Un silence vint arrêter la conversation, quelque chose comme un besoin de digérer les propos de Jeannine. C’est le vieux Wilfrid – que tout le monde appelait le Sage dans le quartier – qui prolongea la méditation en ajoutant, en forme de conclusion:
— Ça arrive souvent que la fragilité nous conduise à Dieu. Peut-être que Toga est rendu dans la crèche…
Denis Gagnon, o.p.