Rencontre diocésaine du samedi 3 décembre 2005 à Notre Dame de Paris
1. Des sources spirituelles.
Avant de vous présenter mes réflexions à la suite des rencontres que j’ai faites avec l’ensemble des curés du diocèse et d’autres responsables pastoraux comme les doyens, les directeurs des établissements catholiques, les responsables des aumôneries de l’enseignement public ou le Conseil Diocésain de la Mission Ouvrière et d’autres, je voudrais vous dire sur quel fond de tableau spirituel j’ai vécu ces rencontres si riches. Je commencerai par deux phrases de l’évangile de saint Jean qui me guident et m’éclairent dans mon ministère :
« Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle. Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui. » (S. Jean 3, 18-19).
« Je suis la porte. Si quelqu’un entre par moi il sera sauvé ; il entrera et sortira, et trouvera un pâturage. Le voleur ne vient que pour voler, égorger et faire périr. Moi, je suis venu pour qu’on ait la vie et qu’on l’ait surabondante. Je suis le bon pasteur ; le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis. » (S. Jean 10, 9- 12).
Après toutes ces années au service de l’évangile du Christ, je suis de plus en plus convaincu que notre première mission en ce temps de l’histoire des hommes est de proposer l’évangile de la vie et du salut que Dieu annonce et réalise en envoyant son Fils unique. Il est venu pour que nous ayons la vie en surabondance et il nous envoie pour que les hommes aient la vie en surabondance et que le monde soit sauvé. C’est notre mission prioritaire de témoigner de cette volonté d’amour de Dieu pour l’humanité.
Mais un tel objectif est bien ambitieux devant les conditions de la mission à Paris. Comment n’être pas saisis par les difficultés sans nombre auxquelles nous sommes confrontés ? Non seulement nous sommes envoyés à une foule nombreuse, mais cette multitude nous apparaît sans homogénéité aucune, ni de race, ni de culture, ni de religion, ni de conviction sur l’existence, ni de conditions de vie. C’est comme une sorte de salle d’embarquement d’aéroport où se côtoient toutes les situations. Certes tous sont des voyageurs, mais, sous la forme unique de cette condition de voyageur, que de différences visibles et cachées ! Si nous nous regardons, nous voyons que ces différences traversent aussi nos assemblées chrétiennes. Et nous voyons surtout que nous avons peu de moyens disponibles pour faire face à des attentes aussi hétéroclites.
Sur l’autoroute qui m’amenait de Tours à Paris, je pensais à Paul dans la ville de Corinthe. Les Actes des Apôtres nous disent que « beaucoup de Corinthiens qui entendaient Paul embrassaient la foi et se faisaient baptiser » (Actes des Apôtres, 18, 8). Les deux épîtres aux Corinthiens qui nous restent montrent que ces baptêmes n’avaient pas résolu tous les problèmes ni converti totalement les manières de vivre, loin s’en faut !
Paul s’en inquiétait-il déjà au début de sa prédication ou était-il troublé par son échec auprès des juifs de Corinthe qu’il laissait pour évangéliser les païens ? Le récit continue : « Une nuit, dans une vision, le Seigneur dit à Paul : ‘Sois sans crainte. Continue de parler, ne te tais pas. Car je suis avec toi, et personne ne mettra sur toi la main pour te faire du mal, parce que j’ai à moi un peuple nombreux dans cette ville.’ » (Actes des Apôtres 18, 9-10).
Dès lors, j’ai reçu cette confiance que le Seigneur est avec moi, qu’Il est avec nous, et, bien que je n’aie pas eu de vision nocturne, c’est à ce peuple nombreux que je me suis appliqué à penser.
Je pense d’abord à la grande foule des chrétiens qui s’efforcent de vivre quotidiennement l’Évangile dans la discrétion et le secret de leur cœur, à travers toutes les situations de leur existence. Les « fidèles » du Christ qui donnent généreusement de leur temps pour leurs frères et qui ont besoin du soutien et des encouragements de leur communauté pour être confirmés dans leur foi.
Je pense encore aux membres de notre Église qui, tels les Corinthiens, ont besoin d’être confortés dans leur baptême, parfois hâtivement reçu, ou oublié dans des albums de photographies familiales. Ils ont aussi souvent besoin d’être corrigés dans leurs manières de vivre, peu conformes à leur résolution de suivre le Christ et ils doivent être appelés à se convertir à nouveau au Royaume qui est déjà à l’œuvre dans leur vie.
Mais je pense aussi à ces nombreux croyants d’autres religions avec lesquels nous sommes appelés à vivre. Avec eux, nous formons un ensemble particulier dans notre société : ceux qui croient que l’homme n’est pas le tout du monde et qu’il ne peut conduire sa vie sans référence à Dieu. Bien que les plus nombreux, nous ne sommes pas les plus entendus dans la cacophonie générale. Ensemble nous devons être de meilleurs témoins que l’homme ne peut ni se comprendre lui-même ni s’accomplir sans référence à Dieu.
Plus encore, j’ai présent à l’esprit et au cœur tous ceux qui ont été éloignés ou privés de toute foi, soit par simple ignorance soit par un choix délibéré et je les vois avec la certitude reçue de la mission apostolique : « A leur arrivée, Paul et Barnabé réunirent l’Église et se mirent à rapporter tout ce que Dieu avait fait avec eux, et comment il avait ouvert aux païens la porte de la foi » (Actes des Apôtres 14, 27).
2. Une Église en mission.
En arrivant, j’ai voulu savoir ce que Dieu avait fait avec vous et comment, à Paris aussi, « il avait ouvert aux païens la porte de la foi. » Je n’ai pas réuni l’Église mais, comme je vous l’ai dit, quelques-uns de ses responsables pastoraux. Le Congrès pour l’évangélisation qui a eu lieu à Paris à la Toussaint 2004 – et qui vient de tenir une session à Lisbonne avec plus de 150 parisiens, avant d’aller à Bruxelles à l’automne 2006 -, a été une bonne occasion de partager des pensées sur l’annonce de l’Évangile et de mettre en route des énergies.
Qui nous fera voir le bonheur ? Grâce à cette question et aux tentatives de réponse, beaucoup de nos frères ont découvert ou redécouvert le bonheur d’être chrétiens, les richesses qu’ils avaient reçues et leur mission de les partager avec leurs contemporains, pas simplement en attendant qu’ils le leur demandent, mais en prenant l’initiative d’aller vers eux. De même, nous avons vu des personnes éloignées de la foi s’y intéresser à nouveau et venir inscrire elles-mêmes leurs intentions dans les Livres de Vie. Avec confiance, ces hommes et ces femmes ont remis ces intentions à la prière de la communauté ecclésiale. Vous le savez, ces Livres de Vie ont été portés en notre cathédrale pour être confiés à l’intercession de notre Dame. A travers cette expérience qui a touché tant de monde directement ou par les médias, c’est une nouvelle prise de conscience de notre mission d’annoncer l’Évangile aujourd’hui qui s’est opérée. Nous avons voulu répondre à une question lancinante de notre humanité : Qui nous fera voir le bonheur ? La question reste posée et nous voulons continuer d’y répondre.
Cette étape décisive fut préparée à Paris par la Marche de l’Évangile et les Assemblées diocésaines, si bien que je suis tenté de dire que nous n’avons plus tellement besoin de parler pour nous convaincre. Ce qui a été commencé doit être poursuivi ; ce qui a été expérimenté doit être évalué et étendu. Essayons de passer du prototype à la série !
J’ai eu plusieurs fois l’occasion de le dire, – et je le répète volontiers aujourd’hui -, l’Église doit être missionnaire ou elle ne sera plus rien en ce monde. Quand je dis cela, je ne pense pas à un simple problème de diffusion ou de recrutement, comme si nous devions nous employer à faire le plein de nos œuvres et de nos églises. Je pense à la réalité de notre foi. Si nous vivons d’abord la foi comme un produit à « usage interne » pour notre consolation, ou même pour la réussite spirituelle de notre vie, nous nous exposons simplement à la voir se dissoudre ou s’éteindre, comme hélas ! on le voit trop souvent. Notre foi ne peut être vivante, vivifiante et donc féconde que si notre communion avec Dieu, célébrée en Église, nous pousse au risque de la rencontre des hommes et des femmes qui nous entourent.
« Celui qui a vraiment rencontré le Christ ne peut le garder pour lui-même, il doit l’annoncer » (Jean-Paul II, Novo Millenio Ineunte, 40, 6 janvier 2001 ). Comment pourrions-nous être vraiment attachés à Jésus-Christ et à son Évangile, si nous n’étions pas constamment préoccupés de partager la richesse que nous avons reçue ? A quoi bon être chrétiens si notre foi n’a aucun effet sur notre vie ? Et par « notre vie » il faut entendre non seulement chacune de nos existences personnelles mais encore la vie de notre société et de notre monde.
Le Christ n’a pas rassemblé ses disciples pour simplement améliorer leur condition de pêcheurs du lac de Tibériade ou leur pratique des commandements. Il les a appelés pour aller au large, avancer en eaux profondes, et pour devenir des témoins d’une bonne nouvelle qui s’adresse à tous. Faute d’entrer résolument dans cette mission d’annoncer la Bonne Nouvelle, nous nous exposons à ne plus croire qu’elle est vraiment bonne et à ne plus en voir la pertinence pour nous-mêmes. Une foi qui ne se propose pas et ne se partage pas est une foi qui se dessèche et qui n’intéresse plus, même les croyants.
Certes, nous sommes les générations qui voient disparaître un certain nombre de formes de la vie chrétienne ou d’activités qui caractérisaient l’encadrement réalisé par nos paroisses. Mais Jésus n’a pas promis l’éternité à nos modalités de vie, même de vie en Église. Il a promis l’assistance de son Esprit à ceux qu’il a envoyés comme témoins dans le monde, sans les retirer du monde. Il ne leur a promis ni l’approbation générale ni le soutien des puissances, mais l’incompréhension et l’adversité.
Il n’a jamais dit que tous les enfants seraient ravis d’être catéchisés et préféreraient le caté au foot ou à la danse, ni que les adolescents exulteraient si on leur faisait éprouver les interdits nécessaires à la croissance de leur liberté ou si on leur annonçait que la frustration et l’effort du travail font partie de la condition humaine. Il n’a jamais prétendu que les gens qui s’aiment accepteraient volontiers les contraintes d’un engagement dans le mariage avec la fidélité et la responsabilité mutuelle, etc.
Bref, les difficultés que nous rencontrons, et qu’il serait fastidieux d’énumérer, tant vous les connaissez, ne sont pas des anomalies étranges qui nous rendraient la vie plus difficile qu’à d’autres époques. Ne rêvons pas avec nostalgie à un « paradis perdu » dont je finis par douter si quelqu’un l’a vraiment connu ou s’il n’est pas le simple regret de notre jeunesse. Cessons de gémir et de nous plaindre ! Notre grâce, c’est de recevoir l’Esprit du Christ pour vivre son Évangile et l’annoncer aux hommes et aux femmes de notre temps et de notre ville de Paris. Voici donc quelques orientations générales sur lesquelles je voudrais que nous mettions l’accent dans les années qui viennent.
Deux citations de la Lettre aux catholiques de France (1996), nous aideront à situer ce projet missionnaire : « Nous avons à accueillir le don de Dieu dans des conditions nouvelles et à retrouver en même temps le geste initial de l’évangélisation : celui de la proposition simple et résolue de l’Évangile du Christ. » ; « Il faut que la pastorale de l’accueil s’accompagne d’une pastorale de la proposition, par laquelle l’Église ne craint pas de prendre l’initiative… ».
Mais avant de vous donner ces orientations, je dois encore faire une remarque préliminaire. Elles ne peuvent servir qu’à une condition, et une seule : que nous les vivions dans l’amour, selon le grand commandement du Christ. Elles ne peuvent servir que si nos cœurs sont investis par l’amour du Père de qui nous vient toute grâce, et tout spécialement la richesse de la foi, et par l’amour pour les hommes que Dieu chérit avec tendresse. Tout ce que nous pouvons imaginer et tenter de faire n’a de sens que dans cette dynamique de l’amour. A l’exemple du Christ, nous sommes appelés à devenir des passionnés pour la vie surabondante des hommes, tels que Dieu les espère. C’est cette passion qui doit animer tous nos dispositifs et nos projets. C’est elle qui fait de nous une Église de la mission.
Toutes nos communautés, quel que soit leur genre : paroisses, aumôneries, mouvements, fraternités diverses, etc., sont appelées à témoigner de cet amour dans les relations entre leurs membres. Aujourd’hui, beaucoup de personnes souffrent de l’agressivité qui s’exprime dans les relations sociales, mais aussi dans les rapports entre les générations, dans les familles comme dans les institutions d’éducation. Il nous faut résister à toute tentation de radicaliser les relations entre chrétiens et de transformer les communautés en lieux de compétition ou de récrimination. Cessons les critiques et les animosités, les jalousies et les procès en sorcellerie ! « A ceci tous vous reconnaîtront pour mes disciples, à l’amour que vous aurez les uns pour les autres » (Jean 13, 35).
3. Pour une pastorale de mission.
Le premier domaine que je vous suggère d’examiner à la lumière de notre vocation missionnaire est celui de la vie pastorale. Je veux parler de nos organisations ecclésiales et de leur fonctionnement. Comment nos projets sont-ils marqués par le souci de l’évangélisation ? Je sais bien que c’est notre souci permanent et que la vie pastorale nous met souvent dans des situations dont nous pouvons dire légitimement qu’elles sont missionnaires : baptême des enfants, mariage, catéchismes, aumôneries, enseignement catholique, hôpitaux, contact avec des chrétiens que nous jugeons « à distance » de l’Église, obsèques, etc.
Je ne doute absolument pas de la valeur providentielle de ces opportunités d’aider des personnes à faire un pas de plus vers le Christ ni du très beau travail qui est fait dans ce but. J’encourage tous ceux qui y contribuent à le poursuivre avec persévérance et espérance. Mais je voudrais simplement attirer votre attention sur quelques remarques qui me sont venues à ce sujet.
Une demande en baisse. Beaucoup des situations que j’ai évoquées sont le résultat d’une demande adressée à l’Église par des personnes qui ont une relation plus ou moins forte et résolue avec la foi et la vie ecclésiale. Cette attente et cette relation peuvent être faibles et nous paraître relever plus d’une tradition culturelle, teintée parfois de nostalgie, que d’une foi vraiment personnelle et vivante, mais elles n’en sont pas moins réelles.
Nous constatons que ces demandes sont en réduction sensible, à mesure que nous atteignons des générations qui n’ont pas bénéficié d’un héritage familial chrétien ou d’une catéchèse pendant l’enfance. Nous ne devons donc pas laisser consommer toutes nos forces et nos possibilités d’action dans notre réponse à ces demandes et nous devons chercher, dans notre travail pastoral habituel, comment nous pouvons rejoindre les situations humaines de ceux qui ne nous demandent plus rien.
Comment pouvons-nous aider nos contemporains dans les différents domaines évoqués : la conjugalité, l’éducation des enfants et des jeunes, la confrontation aux difficultés de l’existence, le travail et le chômage, la maladie, la mort, etc. Toutes ces situations, nous les vivons comme les autres, mais dans la lumière du Christ ressuscité et dans l’attente de sa venue. Faisons partager notre espérance.
Moins de moyens d’action. Nous sommes tous à même de constater que nos moyens d’action se réduisent, qu’il s’agisse des prêtres, des diacres permanents, des consacrés, hommes ou femmes, des laïcs qui acceptent un engagement à moyen ou à long terme. Mais on pourrait dire aussi que nos moyens techniques se réduisent. Même si nous avons une meilleure gestion financière, patrimoniale et immobilière que jadis, nous savons que c’est au prix de l’abandon de certains équipements.
Nous devons rendre grâce de ce que le diocèse de Paris, sous l’impulsion vigoureuse du Cardinal Lustiger, non seulement a préservé ses moyens d’action, mais encore les a accrus tant dans le domaine de la communication que dans celui de la formation ou dans celui du dialogue avec la culture pour lesquels se prépare le Collège des Bernardins.
Mais l’impression d’une réduction continue et inéluctable risque de devenir très nocive. Elle atteint le moral des acteurs de la pastorale qui ont toujours le sentiment d’agir à la limite des possibilités, et quelques fois à la limite dépassée. Elle saborde toute tentative d’initiatives parce qu’il n’y aurait plus de marges de manœuvre pour engager des actions nouvelles. Elle use les acteurs pastoraux qui se voient utilisés au maximum et elle les culpabilise par le sentiment de ne pas faire tout ce qu’il faudrait.
C’est pourquoi, avant de construire notre tour ou de partir en campagne, nous devons faire comme dans l’Évangile : nous asseoir et regarder quels sont nos moyens en fonction des buts à atteindre. Il ne s’agit évidemment pas de réduire notre action aux limites de nos moyens, mais d’évaluer si nos moyens sont employés à bon escient, avec un juste discernement des priorités. Etes-vous sûrs que toutes les initiatives prises depuis des décennies doivent être perpétuées indéfiniment, comme si rien n’avait changé ? Etes-vous sûrs que les urgences de 1970 sont toujours des urgences ? En tout cas, il vaut la peine de se poser la question.
L’élan missionnaire. Je vous invite simplement à renouveler et à développer l’élan missionnaire dans les organisations pastorales. Celles-ci sont au service de la vie des communautés chrétiennes, mais ce service a une finalité qui n’est pas le simple fonctionnement harmonieux d’un supermarché spirituel. La finalité, c’est d’abord la mission de l’Église dans le monde. Une paroisse peut être missionnaire même si elle n’a pas tous les services imaginables et traditionnellement répertoriés dans les livrets de présentation annuelle. Mais une paroisse peut avoir tous ses rayons abondamment garnis et n’avoir plus aucune perspective missionnaire.
Je ne vous dis pas cela pour critiquer ce que vous faites ni pour vous décourager, au contraire. Je vous le dis pour vous aider à vous réapproprier les finalités de la mission de l’Église dans tous les domaines de votre activité.
4. Des champs missionnaires.
Venons-en maintenant aux orientations missionnaires elles-mêmes en soulignant divers domaines ou champs d’activité dans lesquels il me semble que notre Église doit s’investir en priorité. Je vous laisse le soin de déterminer les objectifs et les modalités selon les situations dans lesquelles vous vous trouvez, les opportunités qui se présentent et les moyens dont vous disposez.
Le champ de l’éthique. Ne vous laissez pas impressionner par le mot et pensez à la réalité. Beaucoup de gens ne savent plus ce qui est bien et mal. Ils suivent les modes et la « pensée correcte », c’est-à-dire qu’ils vivent dans un conformisme moutonnier. Mais, en même temps, ils sentent que ce qu’on leur vend comme ce que « tout le monde fait » ou comme des modèles « branchés » ne colle pas bien avec leur sens de l’homme. Il y aurait beaucoup d’exemples à prendre, je les évite pour faire court. Dans leur perplexité ou leur désarroi, il ne leur manque souvent que de rencontrer quelqu’un qui OSE.
Quand je dis quelqu’un qui ose, je ne pense pas à des bravades de « Père la Rigueur ». Je pense à des hommes et des femmes ordinaires qui vivent humblement les vertus humaines, et même civiques si vous voulez, et qui sont prêts à rendre compte de leurs choix de vie. Pourquoi tenir quand le ménage bat de l’aile ? Pourquoi préférer qu’un enfant ait un père et une mère plutôt que deux pères ou deux mères ? Pourquoi refuser de faire de l’enfant un objet à notre disposition ? Pourquoi accepter plusieurs enfants avec les charges que représente une famille nombreuse ? Pourquoi ne pas éliminer les handicapés ou les vieillards ? Pourquoi ne pas profiter de toutes les possibilités pour arranger les comptabilités et truquer les bilans ? etc.
Cette dimension éthique de l’existence n’est pas un simple souci de conformité à une morale judéo-chrétienne, dont on n’a d’ailleurs pas lieu de rougir. Elle constitue un pas décisif dans la possibilité d’être atteint par l’Évangile du Christ. Saint Jean nous dit que « la lumière est venue dans le monde et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière car leurs œuvres étaient mauvaises » (Jean 3, 19).
Nous comprenons que l’appel de Jean-Baptiste à la conversion vise les comportements quotidiens et ordinaires à la lumière des grands critères de la moralité. Encore faut-il ne pas avoir ignoré, perdu ou oublié ces critères !
Notre manière de vivre doit témoigner que l’être humain est fait pour gouverner sa vie et non pour la subir. Jamais l’annonce de la Bonne Nouvelle ne peut toucher des cœurs qui sont ligotés dans leur liberté par la domination des désirs ou englués dans la fascination du mal. Notre mission est d’entrer en dialogue et en discussion dans les lieux où ces questions éthiques sont posées, – et ces lieux commencent sur les paliers devant nos appartements -, et d’y défendre la dignité de l’homme par notre mode de vie comme par notre discours.
Le champ social. C’est aujourd’hui un truisme de dire que notre société souffre d’une détérioration du lien social. Les événements récents en ont donné un signe supplémentaire. Ne croyons pas que la capitale soit indemne de cette dégradation. Comment comprenons-nous ce qui arrive ? Pouvons-nous contribuer à apporter des remèdes ?
On peut évidemment s’interroger sur la capacité d’une société à engendrer et nourrir des liens sociaux sans un minimum de valeurs reconnues et transmises, sans un patrimoine collectif qui est à la fois un héritage à respecter et un projet à transmettre. A quoi faudrait-il s’intégrer, à quels modèles de vie ? Quelles références peuvent s’imposer chez nous pour établir ou rétablir le respect des personnes et de leurs diversités ? Certes, les théoriciens de la vie sociale ont tous des réponses, mais nous savons que leur mise en œuvre est moins simple que leur publication.
Il me semble que nous sommes en mesure d’apporter quatre contributions positives pour développer le lien social dans la situation actuelle.
D’une part, nos communautés chrétiennes sont elles-mêmes traversées par les diversités ethniques et culturelles de la société. Il est important que nous progressions dans la prise en compte de ces diversités. Comment pouvons-nous donner un exemple de véritable accueil de ceux qui sont différents, même s’ils ne sont pas tous étrangers ? Sommes-nous assez soucieux de faire place à la diversité des expériences et des compréhensions de la vie chrétienne autrement que sous la forme d’un accueil de curiosités exotiques de temps en temps, sans que rien ne soit changé à nos habitudes et à nos théories ? Que sommes-nous prêts à recevoir de ceux qui nous viennent d’ailleurs ? Sommes-nous disposés à ne plus être des communautés qui accueillent des étrangers mais des communautés dont l’unité vécue permet de recevoir avec joie les différences et de les respecter réellement ? Devenons-nous vraiment des communautés catholiques ?
D’autre part, nous avons la chance d’être très bien implantés dans les différents quartiers de la capitale. Sommes-nous résolus et nous préparons-nous à aller au devant des autres dans les relations très ordinaires du voisinage et les occasions de rencontres quotidiennes ? Ces actions, personnelles ou associatives, ne sont guère spectaculaires et sont souvent très lourdes à assumer, mais n’est-ce pas le premier pas d’un authentique effort de mise en relation des uns et des autres que d’affronter ensemble les questions habituelles de l’existence ?
Nous devons encore nous demander si les chrétiens sont assez présents dans les responsabilités de la vie collective : associations de locataires, associations de parents d’élèves, comités de quartier, conseils municipaux, etc.
Il faudrait enfin nous interroger sur la contribution des chrétiens dans les œuvres de solidarité. Les chrétiens sont d’une grande générosité. Nous avons des organisations nationales et internationales catholiques de grande valeur et d’une réelle efficacité. Sans doute pourrions-nous améliorer leur implantation et leur coordination dans les différentes communautés locales. Où en est-on de la mise en place et du développement des équipes locales pour la solidarité ?
Le champ des familles. La famille est aujourd’hui un lieu de grande épreuve. Dans beaucoup de cas, elle est un lieu de souffrance et même parfois de violence. Les développements de la violence sociale nous permettent de vérifier combien l’expérience familiale est à la fois un creuset pour l’apprentissage de la vie collective et une instance de régulation irremplaçable dans l’éducation des jeunes à la vie sociale. Nous ne pouvons pas nous contenter de proposer un modèle de la famille, comme si nous étions les dépositaires attitrés de sa réussite, sans nous engager, à tous les niveaux, dans un travail de longue haleine pour aider au développement de meilleures conditions pour la vie familiale.
Nous avons fait beaucoup, et nous faisons encore beaucoup, pour la préparation au mariage et le soutien à un engagement sérieux des époux. Nous savons que cela ne suffit pas. Il faut aussi accompagner les familles dans leur aventure et leurs épreuves. Là encore, il ne s’agit pas tant de nouvelles organisations compliquées que de présence attentive à notre entourage. Avons-nous le souci de fournir aux époux et aux parents la possibilité de partager leurs expériences, de parler de leurs difficultés et de trouver des interlocuteurs attentifs et disponibles ?
Beaucoup de paroisses comptent des familles jeunes dans leurs rangs, plus qu’on ne le croit généralement. Comment les aidons-nous dans l’exercice de leurs responsabilités éducatives ? Comment les encourageons-nous à entrer en contact régulier avec les autres familles de leur génération ? Comment essayons-nous de partager les dons que nous avons reçus dans ce domaine ?
Le champ de la jeunesse. C’est une tranche large, depuis l’enfance jusqu’à l’entrée dans la vie professionnelle et la fondation d’une nouvelle famille. Selon les lieux et la structure sociologique des paroisses, les priorités ne peuvent pas être les mêmes. Je veux simplement donner ici une ligne générale à décliner selon les cas.
La jeunesse n’est pas une détermination métaphysique et nous ne cédons pas au « jeunisme » de la publicité. Mais notre société a une difficulté particulière avec sa jeunesse. D’un côté, les liens affectifs des parents avec leurs enfants sont vécus et présentés comme prioritaires et pas toujours d’une manière très réaliste ni très éducative. D’un autre côté, il est clair que la jeunesse dans son ensemble est perçue comme un problème. Si bien que nous pourrions dire, sans trop de paradoxe, que si les Français aiment beaucoup leurs enfants en particulier, ils craignent la jeunesse en général.
Est-ce la pyramide des âges ou la crispation sur une situation économique, je ne sais, mais il ne faudrait pas chercher très loin pour ressentir la jeunesse comme une menace. Or, nous le savons, avant d’avoir trouvé sa place dans la société, un jeune a besoin de confiance. Et c’est la confiance raisonnée qui est le meilleur vecteur de progrès et donc la disposition principale de l’éducation. Comment pratiquons-nous cette confiance envers les jeunes ?
On ne peut pas abandonner une jeunesse à la fascination des rêves « gothiques » et des sites « gores », aux fantasmes sur la mort pour finir par le suicide ou l’autodestruction de son environnement. Nous devons nous interroger sur la hiérarchie des priorités dont notre société fait la promotion. A nous voir vivre, à nous entendre parler, à considérer nos choix, à regarder nos « reality-show », quel idéal de vie s’offre à notre jeunesse ? Quel sens de l’homme quand on indemnise pour la perte d’un chien de compagnie, mais pas pour la perte d’un fœtus humain ? A quoi accordons-nous pratiquement la première place ? Comment rendons-nous compte de ces choix ?
L’Évangile du Christ nous donne une vision positive de l’existence humaine. C’est l’espérance dans la possibilité de transformer le monde par l’amour qui peut séduire et mobiliser les jeunes en leur permettant de voir l’avenir comme une promesse et non comme une malédiction . L’Église dispose d’une expérience pédagogique séculaire pour éveiller et conforter les libertés personnelles. Ne la laissons pas disparaître !
Je n’ajouterai pas d’autres champs d’application à la mission. Comme toujours, l’énumération a causé des déceptions à tous ceux qui sont convaincus que leurs activités sont les plus importantes. Qu’ils sachent que je ne les rejette pas. Mais le principe des priorités, c’est de choisir. Et tout choisir, c’est ne choisir rien.
5. Une pratique de l’appel.
Tout cela est bel et bon, me direz-vous, mais comment allons-nous faire ? Nous ne trouvons déjà pas les personnes nécessaires pour faire ce que nous faisons ? Comment pourrions-nous en appeler d’autres ?
Pour faire bref, je vous répondrai deux choses :
Pour trouver des personnes capables de répondre à un appel, il faut les préparer et cette préparation passe par un investissement de formation. Beaucoup de chrétiens ne manquent pas de générosité, mais ils ne se sentent pas prêts aux responsabilités qui leur sont proposées. La formation à tous les niveaux est donc un impératif absolu. Elle commence par des formations de base, dans chaque communauté. Elle doit se poursuivre par des formations plus fondamentales au niveau diocésain.
Permettez-moi d’insister sur le caractère diocésain de la formation. L’École Cathédrale n’a pas été fondée comme un laboratoire idéologique et elle ne fonctionne pas sur ce modèle. Elle est un instrument pour susciter et développer une conscience diocésaine chez les personnes appelées à une mission.
Mais la formation ne suffit pas. Il faut encore préciser à quoi on appelle. Le moment est sans doute venu de revoir ce que nous faisons. Si nous cherchons toujours des gens pour assurer la perpétuation indéfinie de tout ce qui existe, sans poser assez clairement la question des priorités dans nos activités et de leur adéquation aux situations que nous vivons, les objectifs sont nécessairement flous et peu mobilisateurs. La première chose que nous devons faire, c’est de nous interroger sur ces priorités et d’associer réellement le plus possible de chrétiens à cette réflexion et aux décisions qui en découlent.
C’est pourquoi les visites pastorales que les Vicaires Généraux vont entreprendre dans les deux années scolaires à venir, c’est-à-dire à partir de lundi prochain (mais certaines ont déjà commencé), auront un objectif unique. Il ne sera pas question de montrer que chaque paroisse est dotée de tous les services possibles et imaginables ni qu’elle offre toute la panoplie des œuvres souhaitables. Je suis convaincu que c’est le cas de la plupart. Je voudrais que vous répondiez à une seule question :
Quelle est la visée missionnaire de la paroisse ?
Où, quand, comment et avec qui les initiatives missionnaires sont-elles discutées, débattues et définies ? Comment les priorités sont-elles arrêtées et mises en œuvre ? Comment des personnes sont-elles appelées à se former pour les mener à bien ?
Je sais que dans nombre de paroisses ce travail est déjà entrepris et qu’il est suivi d’effets. Il s’agira alors de faire le point sur le chemin parcouru, peut-être de relancer l’effort. Pour d’autres, il faut le mettre en route avec conviction. Comment les conseils pastoraux, les conseils économiques et les autres acteurs de la pastorale sont-ils associés à cette recherche et à sa mise en application ? Comment les assemblées dominicales sont-elles informées et sollicitées pour participer à ce travail ? Comment la pratique missionnaire des religieuses et des religieux trouve-t-elle sa place dans cet effort? Comment les mouvements et communautés nouvelles contribuent-ils à cet engagement commun ? Comment les prêtres et les diacres ont-ils la possibilité de vérifier la pratique de leur ministère dans cette dynamique de l’évangélisation?
Dans une société que l’on dit morose ou démoralisée, nous avons la grâce formidable d’avoir une espérance qui nous fait vivre et de pouvoir la proposer à nos contemporains. Ne manquons pas notre chance ! Gardons vivante en nos cœurs la question de Paris-Toussaint-2004 : Qui nous fera voir le bonheur ?
L’Eucharistie est le lieu d’où découle toute la vitalité de notre Église et vers lequel convergent toutes nos activités missionnaires. C’est particulièrement le cas des Eucharisties dominicales qui n’ont pas vocation à être indéfiniment multipliées mais qui doivent, au contraire, rassembler le plus possible la communauté paroissiale qui y trouve son identité. Chaque dimanche, en passant de paroisse en paroisse , je constate combien les Messes sont souvent préparées avec soin et vécues avec ferveur. Parfois, elles se prolongent heureusement par un temps de rencontre où des relations se développent entre ceux qui ont partagé le même pain qui est le Corps du Christ. Elles sont le plus beau signe de notre fraternité déjà vécue et de notre fraternité à construire. Elles sont aussi le foyer vivant de notre élan missionnaire où nous devenons vraiment « sel de la terre » et « lumière du monde. »
C’est le sacrifice du Christ pour la vie du monde qui est notre motivation centrale. C’est lui qui nous pousse à ne pas nous renfermer sur notre confort spirituel, mais à ouvrir nos églises pour y accueillir tout homme qui cherche Dieu. C’est lui qui nous pousse à en sortir pour aller au-devant de nos frères et leur partager le pain qui nous a été donné à profusion. Ne limitons pas la générosité de Dieu par nos timidités ou notre respect humain.
« Celui qui a vraiment rencontré le Christ ne peut le garder pour lui-même, il doit l’annoncer. » (Jean-Paul II.)
+ André VINGT-TROIS
Archevêque de Paris