La pensée occidentale, marquée par la raison, fonctionne sur le principe de non-contradiction. Il y a donc un certain nombre de gens, de par le monde, estimant que, si une chose est réputée vraie, son contraire doit être tenu pour faux. Certes, les poètes, et les artistes en général, nous ont appris à être plus prudents, ou plus modestes. Mais on nous a aussi enseigné que l’Orient ne fonctionne pas sur ce registre, et deux films récents nous le rappellent.
Le Coréen Kim Ki-Duk s’est fait connaître l’année dernière par Printemps, été, automne, hiver… et printemps. Clairement bâti sur l’éternel retour des saisons, du temps et des générations qui se succèdent, cette histoire d’un jeune moine, isolé avec son maître bouddhiste dans un temple que porte une île, puis confronté aux dangers du monde, a plus convaincu par la stupéfiante beauté de ses images que par son message, pour peu qu’on puisse le déchiffrer.
Avec Les locataires, il n’y a pas de concession à l’esthétisme, mais nous sommes entraînés dans une aventure ingénieusement racontée, que semble dicter le principe extrême-oriental de contradiction, si on peut s’exprimer ainsi. Un jeune homme arrive, apparemment sans difficulté, à pénétrer dans toutes sortes d’appartements et de maisons de la banlieue de Séoul. Pour repérer s’ils sont vides, il lui suffit de déposer quelques tracts dans la boîte aux lettres et de revenir deux jours après pour voir s’ils ont été enlevés. Mais ce garçon n’est pas un vulgaire cambrioleur puisqu’il ne dérobe rien. Il se contente de s’installer comme chez lui, ne se servant dans le réfrigérateur que pour satisfaire une petite faim. A chaque fois, il trouve à faire un travail de réparation, mettant son indéniable génie de bricoleur et même son obsession de la propreté, au service des propriétaires absents. On s’aperçoit très vite qu’il exécute un véritable rituel, entièrement en silence, même s’il ne s’interdit pas de mettre un peu de musique avant de s’endormir dans le lit de la chambre principale…
C’est au cours d’une de ces explorations dans une grande maison qu’il croit vide, qu’il rencontre une jeune femme, mutique plutôt que muette. Nous comprendrons avec notre anti-héros pourquoi elle s’est réfugiée dans ce silence : elle veut échapper à la tyrannie de son mari qui la fait sans cesse passer d’une odieuse violence à des déclarations d’amour enflammées. Sans un mot, elle décide d’accompagner le jeune homme dans ses intrusions aussi raffinées qu’illégales. Bien sûr, ils vont finir par être découverts. Elle sera rendue à son mari et lui jeté en prison où, grâce à sa souplesse d’acrobate, il va se faire une spécialité de se rendre invisible. Ni vu, ni entendu, il obtient d’être relâché et retrouve la jeune femme.
Pour raconter cette plaisante histoire, le film joue sans cesse sur la coïncidence des contraires. Le visible devient invisible par l’aptitude du jeune homme à se mouvoir dans les lieux et à s’en échapper. Le silence remplace éloquemment la parole, et la seule qui s’échappe de la bouche de la jeune femme : « Je t’aime » que son mari prend enfin pour lui, est destinée au garçon qui se cache derrière cet homme qui, de son côté manifeste presque en même temps haine et amour, sans y voir de contradiction. La sphère privée, celle de l’appartement, dont tous les aménagements, de la salle de bains à la chambre à coucher, révèlent l’intimité, devient un espace public en quelque sorte par l’intrusion du héros. Il y a aussi le golf, qu’on tient pour une activité pacifique, dont les cannes peuvent devenir une terrible arme offensive. Mais il n’y a pas de retournement car les choses sont à la fois ce qu’elles sont et leur contraire, dans une œuvre qui exclut la psychologie pour faire place à la coexistence de ce que nous avons appris à séparer.
La cuisine chinoise, disons asiatique, excelle à faire se mêler l’aigre et le doux, le salé et le sucré. Il en va de même pour le film de Jia Shang-ke, dont le titre est anglais :The World. Il désigne un quartier de Pékin où on a reproduit à une échelle réduite, mais pas trop, les monuments, sinon les plus importants du monde, du moins les plus connus. On peut ainsi, en une après-midi, passer de la Tour Eiffel au Taj Mahal, de Big Ben à la tour de Pise, s’y faire photographier et se divertir dans les spectacles chargés de recréer l’ambiance supposée des divers lieux. Cette mondialisation à bon marché, destinée à remplacer les vrais voyages, donne du travail à un certain nombre d’employés, artistes, techniciens, vigiles, dont la plupart ont récemment quitté la campagne pour travailler dans la capitale de la Chine.
Le réalisateur s’intéresse à eux, ceux qu’on voit sans voir, les déracinés avec leurs problèmes de relations professionnelles, sentimentales ou familiales. Un monde précaire, difficile, heurté et douloureux, que le rythme compliqué et même chaotique du langage cinématographique arrive à rendre. La scène d’ouverture, simple et saisissante, est emblématique : la danseuse Tao, protagoniste du film, parcourt les coulisses de l’endroit où se déroule le spectacle pour les touristes, en hurlant à tue-tête qu’elle a besoin d’un pansement. Personne n’y prête attention jusqu’au moment où une voix anonyme l’appelle pour le lui donner. Il faut en quelque sorte s’imposer, résister, insister, ne jamais se décourager pour pouvoir se débrouiller dans cette société qui, bien sûr, est une image de la nouvelle Chine. Là aussi, mais dans une vision plus sociale et politique que dans le film coréen, se profile la coexistence d’un régime totalitaire aux mots d’ordre marxiste, et d’un capitalisme au moins aussi sauvage qu’ailleurs, ce qui n’est probablement un paradoxe et une contradiction que pour une mentalité occidentale.
Ce film vaut par son génie désordonné, avec son rythme effréné d’où surgissent des moments de grâce et de paix. Tao n’a qu’une seule amie, une danseuse russe, avec laquelle elle ne peut parler puisque chacune ne comprend pas la langue de l’autre. Et pourtant elles communiquent sur l’essentiel, sur la solitude et sur la solidarité. Contradiction encore une fois ? Mais ici, au-delà de l’Orient et de l’Occident, c’est le langage universel du cinéma qui sait nous la transmettre et nous y faire consentir.
Guy-Th. Bedouelle, o.p.