Prix œcuménique à Locarno
La Neuvaine a remporté trois prix au Festival de Locarno 2005. Celui du Jury des jeunes (prix « L’environnement, c’est la qualité de la vie ») ; le Léopard de la meilleure interprétation masculine, qui a été remis à Patrick Drolet : « Patrick a été extraordinaire avec nous. Dans la vie, il est tout sauf le garçon simple que l’on voit à l’écran. C’est un comédien avec énormément de puissance et il a dû pour le film accepter cette humilité, cette réserve-là… » expliquait Bernard Emond ; et celui du Jury œcuménique. « Si de nombreux films à thématique explicitement religieuse échouent dans leur propos à force de prosélytisme ou parce qu’ils ignorent certains aspects de la foi, La Neuvaine réussit à illustrer une expérience de foi simple, mais profonde et respectueuse. En même temps, il s’agit d’une œuvre consciente de la difficulté de croire en Dieu dans un monde sécularisé et souvent tragique. La rencontre entre un jeune homme qui entreprend une neuvaine de prière pour sa grand-mère malade et une femme médecin désespérée n’aboutit pas à une guérison miraculeuse ni à une conversion facile, mais à une compréhension réciproque et la perspective d’une profonde Espérance. »
Certains pays de tradition catholique, ayant subi une forte influence cléricale, en particulier par le biais de l’éducation, connaissent depuis quelques dizaines d’années une profonde crise religieuse, pris de plein fouet par la sécularisation. C’est le cas en particulier de l’Irlande, de l’Espagne et du Québec. Chacun de ces pays a sa propre histoire et ses propres moyens pour exprimer ce rejet d’un catholicisme, sans doute trop présent autrefois dans la vie sociale et même politique ; mais le cas de la « Belle Province » est vraiment caractéristique.
Que la désaffection religieuse, qui d’ailleurs ne touche pas que l’Eglise catholique, soit une réalité du Québec du début du XXIe siècle, il suffit de se promener un peu dans Montréal ou dans la ville de Québec pour s’en convaincre. On y voit beaucoup d’églises et de bâtiments paroissiaux ou religieux qui sont à louer ou même à vendre, pour en faire, après transformation, des bureaux ou des appartements.
On sait que la législation canadienne en matière de mœurs est une des plus permissives du monde et ne suit certes plus les recommandations de l’Eglise catholique. La Révolution tranquille, suivie des interrogations ou des expériences post-conciliaires ont injecté, au moins dans les couches dites cultivées, un hédonisme et une liberté sexuelle dont Le déclin de l’Empire américain, le film de Denys Arcand, a pu donner une idée. Tout cela s’est accompagné d’une large remise en cause des convictions religieuses, et un scepticisme généralisé semble s’être installé, du moins sur la face publique du pays. Que les gens n’en soient pas plus heureux et s’estiment d’une certaine manière floués, le film Les invasions barbares du même Arcand en témoigne aussi.
Or voici que nous vient du Québec une œuvre qui ose poser la question de la foi, de la prière et de la dévotion populaire, sur fond de souffrance mais aussi d’espoir. La neuvaine de Bernard Emond, présenté au dernier Festival de Locarno, y a obtenu trois distinctions, dont le prix du jury œcuménique et celui de la meilleure interprétation masculine pour l’étonnant Patrick Drolet. Je l’ai vu dans un grand cinéma de Montréal où, pendant toute la projection de ce film austère, on n’entendait pas un bruit, comme si tout le monde retenait son souffle. La critique a été unanime pour saluer la beauté de l’œuvre. Il convient de dire, puisqu’il l’a lui-même déclaré, que le réalisateur se présente comme un « incroyant catholique ».
Le film est bâti sur l’affrontement de deux visions du monde : l’une fondée sur un refus du transcendant, d’une incroyance teintée de tolérance, souffrant même peut-être de son choix mais s’appuyant sur des valeurs humanistes ; l’autre sur une foi instinctive et une piété sans complexe. Ces visions opposées sont reflétées par deux personnages, qui, comme il convient, n’auraient jamais dû se rencontrer, et que, de fait, le cinéaste traite d’abord de façon alternée mais indépendante.
Il y a Jeanne, une femme médecin dans la quarantaine, interprétée sobrement par Elise Guilbaut. Elle se dévoue pour soulager les misères physiques et morales qui la sollicitent. C’est ainsi qu’elle accueille une jeune femme désemparée, qu’elle ne pourra empêcher d’être tuée, ainsi que son enfant, par son compagnon forcené. S’estimant indirectement responsable de ce meurtre, bouleversée par le drame de la violence humaine, confrontée au vide et à la perte du sens, Jeanne s’isole, ne veut plus parler à personne, puis décide de quitter la ville et de partir. Elle s’arrête non loin de Sainte-Anne de Beaupré et arpente la rive du fleuve, décidée à s’y noyer.
Parallèlement, François, le jeune commis à l’épicerie de Petite-Rivière Saint-François, voit sa grand-mère, qu’il aime par-dessus tout car elle l’a recueilli quand il est devenu orphelin, s’affaiblir et s’avancer vers la mort. Profondément pieux et croyant, il décide de commencer une neuvaine à Sainte-Anne de Beaupré, ce sanctuaire québécois très populaire où, régulièrement, les foules affluent pour prier la statue miraculeuse. Une dévotion à la mère de la Vierge Marie qui remonte à l’arrivée des colons bretons. Il demande que sa grand-mère guérisse et donc rien moins qu’un miracle.
La rencontre
Le spectateur sait bien que ces deux personnages doivent se rencontrer, lui si confiant avec sa bonne bouille sympathique de l’adolescent qu’il n’est plus, et elle, dans sa gravité désespérée. Nous sommes au bord du mélodrame et le réalisateur peut tout gâcher par le moindre excès de sentimentalité maladroite. Or il n’en est rien, et dès le moment où François s’adresse à Jeanne, immobile, fixant le fleuve, leur relation est juste, pudique et vraie. « Votre âme est pleine d’angoisse », dit le jeune homme, car sa bonté profonde lui fait deviner le secret de Jeanne, pressentir non pas les raisons mais la profondeur de son désespoir. Tout les sépare, l’âge et la culture, la foi et l’incroyance, l’environnement urbain ou la vie rurale, l’innocence et l’expérience, l’idéalisme encore neuf ou déjà perdu.
Par sa foi pratique, François va renverser les rôles, et si elle le tutoie, c’est lui qui la guide, l’accueille, la protège, et par là va la sauver. La nature si majestueuse de la côte de Beaupré donnant une impression de plénitude, les arbres, les oiseaux et les envols des oies du Cap Tourmente vont, à leur tour, témoigner de la beauté de la création, consolante pour la détresse humaine. Le miracle n’aura pas lieu et d’ailleurs la grand-mère, qui est aussi un beau personnage, explique à François que le temps est venu et que la mort n’est qu’un passage : elle va mourir paisiblement, dans les bras de François et de Jeanne. A moins que le miracle n’ait lieu autrement, car Jeanne renaît à la vie. Va-t-elle devenir croyante ? Dieu seul le sait, mais elle consent à parler à ce prêtre de Sainte-Anne de Beaupré, dont nous avons entendu la voix depuis le début du film et que nous avions pu prendre pour celle de la conscience ou d’un psychologue. Jeanne lui raconte son histoire comme ce film le fait pour nous.
Il y a dans La neuvaine une belle compréhension du christianisme, du primat de la charité, de la solidarité entre les êtres, vivants tout d’abord, mais aussi avec les morts, entre les saints et les pécheurs, entre ceux qui ont la paix de l’âme et ceux qui pleurent. La prière y est décrite dans sa pureté car, si la forme peut apparaître désuète ou enfantine, dans le décor solennel et banal du grand sanctuaire, elle monte du cœur limpide de François. Devant cette œuvre grave mais sans emphase, on se prend à penser que là où la source paraissait tarie, elle n’était que cachée.
Guy-Th. Bedouelle o.p., Fribourg