Entretiens avec Philippe Verdin
ivre sa foi, en témoigner et la transmettre, c’est la vocation de chaque chrétien. Pour André Gouzes, la foi est d’abord un visage : celui du Christ ressuscité. Jésus ne cesse de se révéler à nous dans le geste inattendu d’un voisin, dans la vie merveilleuse des saints, dans la splendeur de la Création, dans la joie de la liturgie.
Avec son talent de poète, sa verve méridionale, sa passion pour Dieu et sa délicatesse de pasteur, le sage de Sylvanès nous invite à retrouver les sources de la foi et le courage de courir au rendez-vous d’amour avec Dieu.
André Gouzes est dominicain. Depuis vingt-cinq ans, il restaure et anime l’abbaye de Sylvanès, joyau de l’art cistercien en Aveyron. Il est le créateur de la « Liturgie du Peuple de Dieu » et l’un des principaux acteurs contemporains d’un art liturgique de qualité.
Ph.V. : André Gouzes, n’êtes-vous pas tombé dans la foi quand vous étiez petit ?
A.G. : Dans une chrétienté d’enfance qui fut la mienne, on peut dire en effet qu’il « faisait chrétien » comme il fait jour. La foi, était « une évidence » pour un petit garçon né en 1943 sur une terre chrétienne, le Rouergue, dans une famille catholique fervente. Le soleil se levait le matin comme les cloches sonnaient à l’église et comme Dieu était parmi nous de l’angélus du matin à l’angélus du soir. Nous étions certains qu’une présence nous enveloppait et nous portait. Avant d’être une foi en quelqu’un, le premier sentiment que j’ai éprouvé, enfantin peut-être, mais qui est loin d’être léger ou superficiel, c’était que la foi est une confiance de tout l’être, une confiance en la vie.
Une confiance dans la vie
On en soupçonne pas à quel point cette expérience native et naïve en même temps, de la foi chrétienne dans un contexte sociologique où elle était communément partagée apportait aussi, non pas la certitude raisonnable de l’existence de Dieu, mais une fondamentale confiance en « l’être », en la capacité merveilleuse des choses à exister. Les adultes autour de moi vivaient sans aller au-delà de cette foi naturelle en un Dieu créateur bienveillant, sans s’engager vers des questionnements élaborés ou des raisonnements construits. Certains philosophes, Thomas d’Aquin et ses héritiers, comme le cher Jacques Maritain que j’ai connu à la fin de sa vie quand il s’était retiré chez les petits Frères de Jésus à Rangueil, près de Toulouse, parlent de l’expérience de l’être comme de cette confiance-là.
Peut-être que le vertige de l’homme contemporain, indépendamment de l’objet de la foi, vient de la perte de cette confiance en soi-même, cette confiance en « l’être » qui ouvre à l’acte de croire… Or, il ne peut y avoir d’amour sans confiance. Il n’y a pas d’amitié sans confiance, il n’y a pas de vie sans confiance ! Et la confiance, c’est la racine profonde de la foi. Autrement dit, peut-il y avoir une existence humaine sans cette expérience gratuite de confiance dans l’amour, confiance dans la vie, confiance dans le jour qui vient ? La foi chrétienne se construisait naguère sur cette merveilleuse attitude de l’homme devant l’appel à la vie qu’il entendait. Cet appel de la vie, ou à cette appel de l’être, suscite en nous la générosité d’une réponse. On peut appeler cela la confiance. La foi n’est pas une notion a priori. Elle n’est pas une attitude excentrée ou excentrique de l’homme ; elle est au contraire cette attitude de confiance au cœur de l’existence. Je ne peux pas penser que l’homme puisse vivre sans cette forme première de la foi qui est la confiance dans el don qu’il a reçu de vivre. Et c’est vrai qu’avoir été, quels que soient les drames – parce que mon enfance a été marquée par des drames, des souffrances – marqué par cette confiance en la vie m’a merveilleusement préparé à accueillir et à reconnaître la vie de Dieu en moi.
C’est une chose qu’on a besoin de rapprendre. Trop de gens s’imaginent que croire, c’est adhérer tout de suite à des concepts, difficiles, ésotériques. Un fatras de convictions nous empêche de sentir que la relation à Dieu passe par la simplicité de s’accueillir comme vivant, comme fils de la vie, comme fils de la terre, comme fils du jour. Comme fils aussi de la tendresse. C’est charnellement déjà le premier pas dans le mystère du Père.
Ph. .V : Est-ce que vous avez déjà douté de la vie ?
A.G. : Dans la douleur certainement. La douleur, c’est mystérieux. On ne peut pas savoir quelle sera la capacité et la mesure de notre corps, de notre cœur, de notre intelligence à l’épreuve de la douleur. Il est des épreuves insoutenables. Je pense qu’on ne peut que rester humble, silencieux, devant la douleur de quelqu’un. La douleur est la chose la plus mystérieuse qui soit dans l’existence de l’homme. Mais une des choses qui me rend la foi chrétienne ô combien précieuse est qu’elle ne dit rien – en tout cas dans l’Évangile – pour expliquer le mal. Elle n’a aucun mythe, aucune raison explicative. Elle n’a que la merveilleuse invitation à la fraternelle présence et à la profonde compassion. Le Christ n’expliquer pas la douleur, la souffrance, il vient la partager avec nous. L’extrême pudeur de Dieu, le silence de Dieu qui se fait compassion pour nous me paraissent être l’attitude la plus belle, la plus noble, la plus profonde, probablement la plus divine qui soit.
La Bible, une Parole aux éclats
Ph. V : « Comment croire sans d’abord entendre la Parole ? » dit l’épître aux Romains ? Lisez-vous la Bible ?
A.G. : Je la rumine chaque jour, comme saint Augustin nous y invite. Dans son Commentaire des Psaumes, il compare le sage à une fourmi, bien avant les fabulistes : « regarde la fourmi de Dieu : elle se lève chaque jour, elle court à l’église de Dieu, elle prie, elle écoute la Parole, elle chante l’hymne, elle rumine ce qu’elle a entendu, elle réfléchit en elle-même, elle cache à l’intérieur les grains de vie qu’elle a rassemblés. » Vous remarquerez que c’est exactement la vie à Sylvanès qui est décrite ! A l’image de la fourmi, ici nous tâchons de devenir des sages…
Les Pères de l’Église, les grands spirituels, les philosophes ont encouragé ce que le Père Jousse appelle la « manducation de la Parole ». Cet exercice de rumination montre bien que notre rapport à l’Écriture est un rapport existentiel. Pour connaître Dieu, on peut faire de la théologie, et bien sûr pour connaître la Bible, on peut faire de l’exégèse. Mais la science religieuse n’empêche pas que la relation du croyant à l’Écriture soit une relation particulière. On peut tout savoir de l’Écriture et ne pas avoir la foi. On peut démonter la Parole pour elle-même, décortiquer ses principes historiques, ses principes linguistiques, sans adhérer à ce qu’elle révèle. Pour que la Parole soit vraiment Parole de vie, il faut quand, dans la foi, on la reconnaisse comme Parole de Dieu. C’est dans cette perspective seulement que la Parole est nourricière. On ne peut pas être un chrétien éclairé sur les raisons profondes de son adhésion à la révélation, on ne peut pas être un chrétien « substanté », si on ne fréquente pas l’Écriture et si l’on ne se laisse pas fréquenter par elle. On doit établir un rapport amoureux avec l’Écriture. Parfois un verset suffira pour illuminer le jour. Rien qu’une parabole de l’Évangile peut être la mémoire de toute la semaine.
Ph. V : Votre relation avec la Parole de Dieu a-t-elle changé maintenant que vous avez mis des milliers de versets bibliques en musique pour la liturgie ?
A.G : Aujourd’hui, c’est vrai, je pratique surtout la Bible dans la liturgie. Et parce que je suis musicien, j’ai un rapport « enchanté » avec l’Écriture ! J’aimer chanter l’Écriture, parce que le chant donne à l’Écriture toute son énergie, toute sa puissance d’étreinte intérieure, d’inhabitation en même temps que de présence vivante. Rappelons que, pour le peuple juif, il n’existe pas de parole lue, toute parole est cantilée. En effet, lire l’Ecrire c’est toujours faire advenir une présence dans l’énergie amoureuse du chant. A travers la Parole, on entend quelqu’un. L’aspect symbolique du chant rend sensible cette « pneumatisation du Verbe », comme disent les chrétiens orientaux. Je pense que l’Occident en général, aussi bien les catholiques que les protestants, ont perdu cette anthropologie du Verbe en perdant l’usage de la cantilation ou de la psalmodie ininterrompue de la prière.
Ph. V : N’est-ce pas entourer la Parole de Dieu d’émotionnel subjectif ?
A.G. : Certains en effet critiquent ce type de rapport à la Parole, parce qu’en chantant, on se grise, on s’envoûte, on en scrute plus, on ne réfléchit plus au message contenu dans les versets. Je crois que pour ma part qu’il y a un temps pour chaque chose. J’aime la Parole aux éclats, dans tous ses états. J’aime la Parole en chantier, avec le constructeur qui creuse aux fondements, qui va dénicher, mette au jour les structures : c’est le travail admirable des exégètes. En un siècle, ils ont renouvelé notre regard en montrant que l‘Écriture désigne un Dieu qui, dès le départ, s’incarne par sa parole en se livrant à l’histoire des hommes. Avec eux, nous avons compris que l’Incarnation ne serait pas possible sans le Dieu du Sinaï qui se risque déjà dans l’histoire des hommes et fait de l’histoires des hommes sa propre histoire. C’est une découverte extraordinaire : à notre tour, nous pouvons faire de l’histoire de Dieu notre propre histoire dans la sienne. Il y a là un admirable échange, un commerce d’amitié et une merveilleuse rencontre de l’histoire de Dieu avec l’histoire de chaque homme, et avec notre histoire collective de peuple élu.
L’exégèse est le constructeur qui permet de retrouve les fondations, de construire une échelle historique, de redonner les proportions des textes. IL donne les clés sémantiques, parce qu’il existe aussi un jeu de parole extraordinaire. La parole joue en un écho permanent d’un livre à l’autre de la Bible. Tel choix d’un mot chez un évangéliste n’est compréhensible, alors qu’il paraît anodin, que dans toute l’épaisseur de la Bible, parce qu’il renvoie au Pentateuque. Ce travail de scrutateur de l’Écriture, vrai travail de laboureur, de défricheur, est capital. Nous sommes les premières générations chrétiennes à disposer de ce trésor exégétique.
Mais cela fit, et sans jamais perdre sa rigueur et sa cohésion, l’Écriture est aussi en situation d’événement – elle crée l’événement. Elle illustre notre histoire, elle la commente, ou tout simplement elle l’éclaire. A certains moments de ma vie, j’ai ouvert la Bible parce que je vivais une grande souffrance, et j’ai lu un psaume de détresse. Au cœur de ma peine, j’ai vu venir la mystérieuse consolation de Dieu et la certitude de sa présence. Dans ces cas-là, on a le sentiment que Dieu, parce qu’il nous donne ses mots, compatit, partage notre épreuve comme il a partagé la solitude, comme il a partagé la détresse de son peuple, comme il a guidé sa route. A ces moments-là, la Bible est une accompagnement du Seigneur pour chacun. Pour comprendre cette expérience de proximité, l’évangile d’Emmaüs est un excellent pédagogue. Il illustre le mystère de la « parole-compagne ». Le Verbe fait compagnon.
La psalmodie, prière du cœur
Car la psalmodie est la prière du cœur de l’Église. La psalmodie, c’est la mémoire du cœur, tout simplement. Elle offre un étonnant rapport à l’Écriture. J’irai même assez loin : je crois que la profondeur de notre humanité, le substrat inconscient de notre mémoire, notre âme profonde trouve des échos dans les mots des psaumes. La psalmodie avec son jeu poétique, métaphorique, dans ses rythmes, ses assonances vient éclairer notre cœur. Par la psalmodie, c’est le plus intime de nous-même que Dieu rend sensible à son Verbe… le psalmiste le confesse lui-même : « Avant qu’un mot ne vienne à mes lèvres, déjà Seigneur, tu le sais » ( Ps 138).
Un poème comme un psaume, ça ne se fabrique pas avec la tête. Un poème, c’est une construction étrange, c’est un grand mystère. Les mots viennent comme ça s’associer, s’entrelacer au rythme de la vie : comment ne pas y voir l’action mystérieuse et malicieuse du Verbe qui est vie ? Gaston Bachelard nous a offert des pages magnifiques, dans « L’Eau et les Rêves », sur cette « secrète présence » chez le poète. André Breton a pu écrire sans sourciller : « si l’on recherche la signification originelle de la poésie, on constate qu’elle le véritable souffle de l’homme, la source de toute connaissance. En elle se condense toute la vie spirituelle de l’humanité. Elle garde perpétuellement en réserve les cristaux incolores et les moissons de demain. La psalmodie, par le chant et le souffle, s’inscrit dans une profondeur vitale de l’humanité qui est exceptionnelle. Par la psalmodie, Dieu vient au plus profond de moi-même. Il me révèle un monde splendide, tendre et violent. La parole fonctionne comme le songe inattendu dans mon cœur. Dans la psalmodie, l’âme se met en état de veille et, dans cet état de veille, il y a germination du Verbe, et des moissons nouvelles de sa grâce.
Ph. V : c’est une expérience incroyable, non ?
A.G : Oui, c’est très étrange. Quand je chante, je sens cette opération en moi. C’est la clé, à mon avis, pour comprendre pourquoi la prière nocturne est unique, bouleversante et féconde. La prière du soir se poursuit dans le sommeil, elle n’a aucun rapport avec les autres expériences de méditation. C’est un phénomène qui opère ne moi de façon étrange, peut-être parce que je suis une « primitif », un vieux sorcier et que je reçois la Parole de Dieu dans les pieds !!!
Ph.V : dans les pieds ?
A.G : Oui, j’éprouve la Parole de Dieu à travers mon corps. Elle vibre dans tout mon corps à travers le souffle et dilate tout mon être.