Dominicain allemand. Théologien et philosophe, il enseigna à Paris et à Cologne. Son œuvre est à l’origine du courant mystique rhénan et se propose d’élever le théologique au rang d’une sagesse véritable.
C’est une touche de la grâce divine, quand l’homme aime à lire ou à entendre parler de Dieu, et c’est là pour l’âme un magnifique régal. S’occuper soi-même dans ses pensées avec Dieu, c’est plus doux que le miel. Mais connaître Dieu, quelle plénitude de consolation pour une âme noble ! Et s’unir complètement à Dieu dans l’amour, c’est la joie éternelle ! Déjà ici-bas l’homme doit pouvoir la goûter exactement dans la mesure où il s’y dispose. Il n’y a que trop peu de gens qui sont parfaitement disposés à la contemplation du merveilleux miroir divin; il y en a déjà peu qui possèdent à quelque degré, ici sur terre, la vie contemplative. Pas mal s’engagent dans cette voie — et n’aboutissent pas. Cela vient de ce qu’ils ne se sont pas aussi exercés de façon convenable dans la vie active, la vie de Marthe. Comme l’aigle rejette son aiglon quand il ne peut regarder le soleil en face, ainsi doit-il en être de même pour l’enfant spirituel ! Celui qui veut édifier une construction élevée, il faut qu’il établisse solidement de fortes fondations. La vraie fondation est le comportement et la voie exemplaire de Notre Seigneur Jésus-Christ. Il a dit lui-même : « Je suis la voie, la vérité et la vie. » Si l’âme, dit Denys, veut suivre Dieu dans les déserts de la divinité, le corps doit tout autant, ici à l’extérieur, suivre le Christ dans sa pauvreté volontaire. (…)
Si nous réfléchissons aux saintes œuvres qui jaillirent de la pauvreté de Notre-Seigneur, ou de son humilité, et si nos désirs ne nous portent pas vers elles, alors nos pensées sont vaines ! Mais même quand nous désirons ces saintes œuvres, si nous ne nous occupons pas avec application de la façon de nous y prendre pour y arriver, c’est aussi un vain désir ! On serait volontiers humble — pourtant on ne veut pas être méprisé. Être rejeté et méprisé c’est le fruit de la vertu ! On serait aussi volontiers pauvre — sans privation ! On veut bien aussi être patient — seulement on ne veut pas en même temps de contrariétés ni d’injures ! Et ainsi pour toutes les vertus. Les pauvres volontaires, eux aussi, descendent dans la vallée de l’humilité : et ils n’acceptent pas de consolation des choses périssables. Honte et contrariétés s’ensuivent, qui sont la meilleure des épreuves pour se connaître soi-même. Et c’est dans la mesure où l’homme se connaît lui-même qu’il peut en venir à la connaissance de Dieu. Ah, mes enfants, qui supportez les affronts, si le monde vous outrage, tombez avec lui sur vous-mêmes et aidez-le à vous mépriser ! Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit : « Le serviteur n’est pas au-dessus du maître ; si le monde vous hait, sachez qu’il m’a haï le premier ! » II faut apporter à Notre-Seigneur une expiation pour tout ce qu’il nous a fait ! On trouve bien des gens qui suivent Notre-Seigneur pour une part, pas pour l’autre. Ils renoncent à leurs biens, leurs amis, leur honneur, mais cela les touche de trop près que l’on doive faire abnégation de soi-même. Il y en a qui n’aspirent pas aux honneurs et ne les recherchent pas ; mais si quelque honneur leur échoit, cela leur fait de l’impression. (…)
L’oeuvre intérieure la plus infime est plus haute et plus noble que la plus grande œuvre extérieure. Et pourtant : même l’oeuvre Intérieure la plus noble doit être dépouillée, si Dieu doit être purement et simplement présent à l’âme. Ceci est la meilleure de toutes les œuvres qu’on puisse faire : se diriger vers l’union avec le Dieu présent et l’attendre avec une application continue. Ainsi parle saint Paul : « Ceci est le meilleur de tout : devenir un avec Dieu. » Pour ce « devenir un » l’âme doit être séparée non seulement de toutes les œuvres extérieures, mais aussi de toutes les œuvres spirituelles et intérieures : en sorte que Dieu soit, tout à fait immédiatement, celui qui œuvre et que l’âme ne souffre que l’œuvre de Dieu à laquelle elle s’assujettit dans une parfaite obéissance, afin que Dieu soit en état d’engendrer son fils unique dans l’âme, tout comme en lui-même. Ceci est l’union par laquelle l’âme est davantage unie à Dieu en un instant que par toutes les œuvres qui ont jamais été accomplies, qu’elles soient corporelles ou spirituelles. Plus cette naissance se produit souvent dans l’âme, plus elle est unie à Dieu. Dieu « naît » dans l’âme libérée, en ce qu’il se révèle à elle d’une manière nouvelle qui est sans aucune manière, dans une illumination qui n’est plus une illumination, qui est la lumière divine elle-même. Saint Augustin dit à ce propos : « Quand l’âme est allumée par l’amour divin, Dieu est né dans l’âme, et le Saint-Esprit est un attiseur de l’amour. »
Si Dieu a accordé à l’âme une lumière divine c’est pour pouvoir agir avec joie dans sa propre image. Seulement aucune créature ne peut agir au delà de la limite qui lui est fixée par ses aptitudes. Ainsi donc l’âme ne peut pas non plus agir au-dessus d’elle-même avec ce dont Dieu l’a gratifiée comme cadeau de noces dans la forme de son plus haut pouvoir. Quelque divine que soit d’ailleurs cette lumière, elle est pourtant quelque chose de créé : le Créateur est une chose, et cette lumière une autre chose. C’est pourquoi Dieu vient vers l’âme dans l’amour, pour que l’amour l’élève et la mette en état d’agir au-dessus d’elle-même. L’amour n’entre pas en activité là où il ne trouve pas, ou n’instaure pas, ce qui lui est conforme : ce n’est que dans la mesure où Dieu trouve son image dans l’âme qu’il se manifeste. Il faut que l’amour soit sans bornes, alors Dieu peut agir suivant la mesure de l’amour. Même si l’homme vivait mille ans il pourrait encore et toujours progresser dans l’amour. Il en est comme pour le feu : aussi longtemps qu’il trouve du bois il s’élève ; plus le feu est déjà grand et plus le vent souffle fort, plus il s’accroît. Mettons maintenant l’amour à la place du feu et le Saint-Esprit à la place du vent ; plus l’amour est grand et plus le Saint-Esprit, sous la forme de la grâce, souffle, plus est menée loin l’œuvre de la perfection. Pourtant pas en une seule fois, mais peu à peu, par l’accroissement de l’âme. Car si l’homme tout entier prenait feu d’un seul coup, ce ne serait pas bon.
L’âme devient tellement une avec Dieu que la grâce la rétrécit ; elle n’est pas satisfaite avec la grâce, parce qu’elle est quelque chose de créé. L’âme est sous l’empire d’un charme merveilleux, elle ne sait pas qu’elle est, elle se figure qu’elle est Dieu ; tellement elle sort d’elle-même. Pourtant, si loin qu’elle aille hors d’elle-même, elle continue pourtant à exister en tant que créature. Comme quand on verse une goutte d’eau dans un fût de vin : elle n’est pas anéantie ! Si l’âme se regarde elle-même, elle voit l’esprit. Si elle regarde l’ange, elle voit encore l’esprit. Dieu pourtant est si totalement esprit, que vis-à-vis de lui l’esprit et l’ange sont presque quelque chose de corporel. Si quelqu’un peignait en noir le plus haut parmi les séraphins, la ressemblance serait bien plus grande que si on voulait peindre Dieu dans la forme du plus haut des séraphins ; ce serait dissemblant au delà de toute mesure !
Or donc celui qui veut posséder la vie contemplative, il doit être enflammé dans le Saint-Esprit par l’amour le plus brûlant.(…) C’est un tel amour qu’il faut avoir envers Dieu si l’on veut avoir de l’intimité avec lui dans la contemplation ! — II faut avoir en outre un cœur exempt de soucis.? Et quand on s’y prépare il faut avoir un lieu solitaire où l’on ne soit pas dérangé.? En outre le corps doit être au repos et dégagé de toute occupation, non seulement des mains, mais aussi de la langue et de tous les cinq sens : l’homme ne peut mieux éprouver sa pureté que par le silence. Si par contre le corps n’est pas au repos, on est facilement vaincu par la paresse : alors il faut avec une grande tension de l’esprit laisser dominer la raison, portée par l’amour divin.
Alors on gagnera une libre clairvoyance dans l’inhibition des sens, en sorte qu’on s’élève intérieurement au-dessus de soi-même jusqu’à la merveilleuse sagesse de Dieu qui pourtant est tout à fait incompréhensible pour toutes les créatures. Il faut s’élever à la hauteur de Dieu ! « L’homme doit s’efforcer de se redresser jusqu’à la hauteur du cœur, par là Dieu est élevé ! » Ainsi parle David. Alors la bassesse et la petitesse de toutes les créatures est résorbée dans la hauteur de Dieu.
De plus, on obtiendra la perfection et la stabilité de l’éternité. Car là il n’y a plus de temps ni d’espace, d’avant ni d’après, mais tout est présentement décidé dans un nouveau, dans un verdoyant « voici que » ! dans lequel mille ans sont aussi courts et aussi rapides qu’un instant.
On obtiendra en outre une participation à la joie si diverse de l’armée céleste. Tant de joie, seule l’éprouve déjà la reine du ciel. Marie : le reste de l’armée céleste n’aurait-il que la millième partie de sa joie, chacun n’en posséderait pas moins encore beaucoup plus que l’âme n’en a jamais éprouvé. Là chaque esprit se réjouit de la joie de l’autre et en jouit tout autant que de la sienne propre — suivant sa mesure. Chacun dans le royaume céleste a existence, connaissance et sentiment d’amour en Dieu, en soi et en tout autre esprit, qu’il soit ange ou âme. Et quant à la perception discriminative de la façon dont un Dieu est dans les trois Personnes, et les trois Personnes sont un Dieu, ils en ont une joie si indiciblement merveilleuse que toutes leurs aspirations sont satisfaites. Et justement ce dont ils sont pleins, c’est cela qu’ils désirent sans cesse, et ce qu’ils désirent, ils le possèdent continuellement dans un nouveau, verdoyant, joyeux ravissement. Et ils peuvent en parfaite sécurité jouir de cette béatitude dans les siècles des siècles.
Et ensuite on doit s’avancer et pénétrer jusque dans la vérité : vers l’unité pure qui est Dieu même — sans y chercher le sien ; ainsi on arrive dans d’extraordinaires merveilles. Devant ces merveilles on doit rester interdit, car l’intelligence ne peut tenter de les expliquer. Qui veut néanmoins scruter la merveille de Dieu, il tire facilement sa science — de lui-même !