Cette formule, saint Augustin l’emploie à propos du Christ et il lui donne une richesse de sens extraordinaire. Le Christ, répète-t-il de diverses manières dans son Commentaire sur les psaumes, a chanté et continue de chanter les psaumes de trois manières : avec sa voix, avec sa vie et dans son Corps.
Il a chanté avec sa voix
Les récits évangéliques contiennent une bonne quinzaine de passages où Jésus s’est référé aux psaumes d’une manière ou d’une autre, tantôt par mode de citation, tantôt par mode d’allusion, tantôt dans son enseignement, tantôt dans sa prière .
Il faut cependant reconnaître que les passages dans ce dernier cas, c’est-à-dire ceux qui témoignent expressément d’une utilisation des psaumes dans la prière de Jésus, s’avèrent peu nombreux. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? » : selon Marc et Matthieu, c’est ce cri dramatique du juste souffrant du psaume 22 que Jésus a fait sien au moment de mourir, alors que Luc, lui, s’est plutôt souvenu du cri de confiance d’un autre juste mis en scène dans le psaume 31 : « En tes mains, je remets mon esprit ». En dehors de cela, les évangiles ne fournissent guère d’indications. On peut même dire que, lorsqu’ils rendent compte ici ou là du contenu de la prière de Jésus, les récits témoignent jusqu’à un certain point de l’écart et de l’originalité de celle-ci par rapport aux psaumes. Cela se vérifie tout particulièrement dans la façon de s’adresser à Dieu. « Père », « mon Père », « Abba » : telle était en effet, selon les témoignages évangéliques, l’usage habituel de Jésus. Or, on a beau tourner les pages du livre des psaumes, cette façon de faire ne s’y retrouve nulle part.
Cela met-il en cause la formule d’Augustin? « Il a chanté les psaumes avec sa voix » ne laisse-t-il pas entendre que telle devait être, pour Jésus, sa façon habituelle de prier? Il est vrai que nous ne savons en définitive qu’assez peu de choses sur la prière personnelle de Jésus, de même que sur la place exacte qu’occupaient à son époque les psaumes dans la prière du Temple et de la synagogue. On sait du moins que le recueil des psaumes était alors complet et on suppose que Jésus, comme tout juif pieux, devait en être familier. Tel ou tel épisode évangélique suggère qu’il en fut ainsi, par exemple celui qui montre Jésus dans le feu d’une controverse et argumentant à brûle-pourpoint à partir des psaumes : « Comment les scribes peuvent-ils dire que le Messie est fils de David? C’est David lui-même qui a dit par l’Esprit Saint : Le Seigneur a dit à mon seigneur : Siège à ma droite… » (Mc 12,35-36). Autre exemple : « après avoir chanté », rapportent Marc (14,26) et Matthieu (26,30) au début du récit de Gethsémani, « ils sortirent vers le mont des Oliviers ». Cela ne suggère-t-il pas qu’aux dernières heures de sa vie Jésus avec ses disciples s’est conformé à l’usage de chanter les psaumes du Hallel (psaumes 113-118) à la fin du repas pascal?
Il a chanté avec sa vie
Ici, en revanche, les témoignages foisonnent à l’appui de la formule d’Augustin. Pour comprendre et approfondir le sens de la vie, de l’enseignement, de la mort et de la résurrection de Jésus, les premières communautés se sont tournées vers les Écritures. En lui, découvraient-elles, s’étaient accomplis en particulier tant de passages des psaumes, selon la déclaration du Ressuscité aux disciples d’Emmaüs : « Il faut que s’accomplisse tout ce qui a été écrit à mon sujet dans la loi de Moïse, les prophètes et les psaumes » (Lc 24,44).
De façon privilégiée, la passion et la mort de Jésus furent relus à cette lumière. Ici, le psaume 2, à propos de la condamnation de Jésus : « Les rois de la terre se lèvent, ils conspirent contre le Seigneur et contre son Oint » (Ac 4,25-26). Là, à plusieurs reprises, le psaume 22, à propos du partage des habits (Mc 15,24), des hochements de tête (Mc 15,29) et des moqueries (Mt 27,43) des passants. Là encore le psaume 69 à propos du fiel (Mt 27,34) et du vinaigre (Mc 15,36) offerts au Crucifié. Parfois banals, les événements acquéraient, sous l’éclairage des psaumes, une densité et un relief théologiques inaperçus au premier abord.
Tantôt, constatait-on, les formules et l’imagerie des psaumes rendaient compte à merveille du cœur même du mystère. Ainsi le cri confiant du psaume 16 : « Tu n’abandonneras pas mon âme aux enfers, tu ne laisseras pas ton Saint voir la corruption » (Ac 2,25-28). Ou encore le symbolisme si suggestif du Ps 118 : « La pierre rejetée des bâtisseurs est devenue la pierre angulaire » (Ac 4,11). Pour évoquer tout à la fois la condition du Ressuscité, son exaltation auprès de Dieu et sa fonction de Seigneur, quoi de mieux que l’oracle du Ps 110, dont l’écho, « Siège à ma droite », se répercute dans l’ensemble du Nouveau Testament, Synoptiques, Actes et épîtres confondus? Parfois, en l’absence de citation formelle, l’allusion au psaume se laisse reconnaître à tel ou tel mot, telle ou telle image, comme en Ep 4,7, par exemple, faisant écho au Ps 68 à propos du don de l’Esprit fait par le Ressuscité : « À chacun de nous la grâce a été donnée selon la mesure du don du Christ. D’où cette parole : Monté dans les hauteurs, il a emmené des captifs, ils a donné des dons aux hommes ».
Mais ce n’est pas seulement à l’approfondissement de la Pâque du Christ en ses deux volets de mort et de résurrection que se livra la méditation chrétienne à partir des louanges d’Israël. L’ensemble de la vie et de la mission de Jésus, depuis le baptême (Mc 1,11) et la tentation (Mt 4,6), en passant par la prédication en paraboles (Mt 13,35), jusqu’à l’entrée messianique à Jérusalem (Mc 11,9) et l’expulsion des vendeurs du Temple (Jn 2,17), tout, à cette lumière s’éclairait de façon nouvelle.
Il chante dans son Corps
C’est là une accentuation préférée d’Augustin, sur laquelle il revient sans cesse. Alors que telle ou telle formule d’un psaume convient parfaitement au Christ, comment, demande-t-il fréquemment, peut-on lui appliquer tel autre verset du même psaume qui, visiblement, ne lui convient pas du tout? Si quelque chose ne convient pas au Christ dans son mystère personnel, pour ainsi dire, selon l’expérience singulière, les convictions, les attitudes ou les sentiments qui furent les siens, cela lui convient en tant que Tête du corps ecclésial, témoin des expériences, des situations et des sentiments par lesquelles passent les croyants de tous les temps. Le Christ chante les psaumes en tant que, Tête de l’Église, il s’identifie à chacun des membres de son Corps. N’est-ce pas, rappelle inlassablement Augustin, ce mystère de communion que laisse entrevoir la réplique de Mt 25,40 : « En vérité, je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait »? N’est-ce pas lui encore qui perce à travers la question adressée à Paul sur le chemin de Damas : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu? » (Ac 9,4)?
Ainsi en est-il des croyants. Pour une part, les psaumes les insèrent dans une lignée, les mettent en communion avec tous ceux et celles, qui, avant eux, juifs et chrétiens, se sont reconnus et se sont sentis exprimés dans ces formules de louange et d’adoration, ces cris de détresse, de supplication, d’espoir et de confiance. À cette dimension s’en ajoute une autre, capitale, pour les disciples du Christ. Dans le je ou le nous des psaumes s’est exprimé et a été reconnu le je du Seigneur Jésus lui-même. Après beaucoup d’autres et avant nous, le Christ a chanté les psaumes « avec sa voix et avec sa vie ». De sorte que la communion que tisse la prière des psaumes est, depuis lors, une communion centrée sur le Fils, premier-né d’une multitude. La communion du Corps du Christ.