Les détracteurs de la liturgie, et particulièrement des livres liturgiques officiels, les critiquent souvent pour leur caractère désincarné et leur manque de conscience sociale. Ce reproche ne vaut-il pas tout particulièrement pour la liturgie des Heures, une prière si « objective » qu’elle apparaît hors du temps et de l’espace ? Peut-être le vrai problème réside-t-il dans la façon d’aborder la liturgie des Heures, de la célébrer ? Elle n’est pas située dans le temps, mais elle demande à s’enraciner dans le temps où elle est célébrée. C’est une liturgie pour toutes les heures, mais elle n’est vraie qu’incarnée dans les heures précises de nos histoires humaines bien concrètes. Ce qui suit vous propose une illustration de ce possible enracinement de la prière liturgique au fil des jours à partir de la question de l’étranger.
Tout au bout de l’Office du matin, quand l’assemblée vient de proclamer solennellement la bonne nouvelle avec le Cantique de Zacharie, arrivent la louange et l’intercession : des intentions de prière pour admirer les merveilles de Dieu et pour souhaiter en être les bénéficiaires. Le soir, une prière semblable, après le Cantique de Marie, met davantage l’accent sur la supplication.
« Hymne et psaume s’exprimaient par symboles sous une forme poétique. Ici, c’est la simple parole de tous les jours que l’on est invité à prendre. » (Centre National de Pastorale Liturgique, Pour célébrer la Prière des Heures avec l’Église, Paris, Cerf, 1994, p. 75) Une simple parole pour évoquer les faits sans envergure comme les grands événements de nos aventures humaines. À la fin de la litanie, les intentions prennent de l’altitude en s’inscrivant dans la prière du Seigneur elle-même. En prolongeant notre prière dans celle du Seigneur, nous lui proposons de reconnaître nos besoins, nos désirs, nos souhaits et de les assumer.
C’est dans cette prière de louange et d’intercession que la liturgie des Heures rejoint notre agenda, le journal, les bulletins d’information de la télévision et de la radio. Bref, l’histoire au quotidien, petite histoire qui peut devenir histoire du salut. Ici se retrouvent les visages familiers: nos proches, les parents, les amis… Les visages que nous transmettent les médias également quand il est question des gouvernants et des divers services offerts dans la cité, « ceux qui vont au travail… ceux qui rentrent du travail » (Office du matin, Jeudi II). Les visages enfin de la souffrance, du désespoir. Il est question aussi des peuples, des nations, des générations et même des défunts (la dernière intention à chaque soir).
Étranger aux étrangers ?
Les étrangers font-ils partie de la foule ? Ceux et celles qui arrivent d’ailleurs: immigrants, exilés, touristes et voyageurs en transit, apatrides, réfugiés, déplacés ? Ces hommes, ces femmes, ces enfants dont le pays d’origine est ailleurs, déracinés et nouvellement enracinés ou gens de passage ? Dans les cycles de Pâques et de Noël comme dans le temps ordinaire, les étrangers ne sont pas beaucoup présents explicitement dans les prières d’intercession. À peine quatre intentions sur des centaines :
Tu nous as donné de rencontrer des inconnus :
– pour les amitiés qui se sont nouées, merci ;
pour nos indifférences, pardon.
(Office du samedi soir, Dimanche II)
Nous te prions pour ceux qui sont loin de leur pays :
– qu’ils trouvent une terre et des amis.
(Office du soir, Jeudi soir III)
Soutiens les exilés.
(Office du soir, 28 décembre)
Pour que les pauvres, les prisonniers, les réfugiés
soient visités par la paix de Noël,
Dieu fidèle, nous te prions.
(Office du soir, 4 janvier)
Les inconnus de la première intention pourraient aussi être des compatriotes que nous ne connaissons pas. À strictement parler, seules la deuxième et la troisième intentions parlent explicitement des étrangers « loin de leur pays ».
Reconnaître derrière les mots
Faut-il gronder les artisans de la liturgie des Heures pour ce qui pourrait sembler être une négligence ? Pas nécessairement. D’abord, notons que le contexte social d’aujourd’hui est différent de celui de l’époque où a été élaboré Prière du temps présent. Ensuite, le langage de la liturgie suppose toujours un certain « travail » de créativité spirituelle de la part des membres de l’assemblée comme dans la mise en oeuvre de la célébration. Les mots que nous utilisons dans la liturgie ont des significations teintées par nos diverses expériences de vie. Ce que pense le missionnaire au Kenya quand il prie pour les nations peut évoquer une réalité bien différente de celle évoquée pour ma tante Armandine à Saint-Roch-des-Aulnaies. Et c’est bien comme cela. Et c’est bien aussi que les divers membres d’une assemblée portent ensemble de multiples significations. Une diversité que nous portons ensemble en nous accueillant tel que nous sommes.
En conséquence, rien ne nous empêche de porter dans notre prière les immigrants et les touristes quand il est question des peuples de la terre. Ne prions-nous pas pour l’accueil de l’étranger et le respect de ses droits quand nous disons :
Tu donnes la terre en partage,
Ami des hommes, sois béni !
(Office du matin, Lundi IV)
Nous demandons l’aide de Dieu pour aller au delà de nos préjugés racistes quand nous disons :
Abats les barrières de haine qui séparent les peuples,
ouvre entre les hommes des chemins d’amitié.
(Office du matin, Mardi I et II de l’Avent)
L’Église n’est pas à l’abri des intolérances à l’endroit des étrangers. C’est pourquoi nous supplions le Christ :
Toi qui es venu offrir à tous les hommes le salut promis à Israël,
– protège ton Église contre toute ségrégation en elle-même et dans le monde.
(Office du matin, Jeudi I et II de l’Avent)
En reconnaissant dans le Christ un étranger, ne pouvons-nous pas arriver à reconnaître dans l’étranger le Christ lui-même ?
Tu te tiens comme un inconnu, au milieu de nous :
– accorde aux hommes de notre temps de reconnaître ton visage.
(Office du matin, Vendredi I et II de l’Avent)
Le message de Jésus nous amène à une attitude de bienveillance et de fraternité vis-à-vis l’étranger.
Toi qui étais au commencement avec le Père,
tu es venu, homme parmi les hommes,
pour nous révéler que tout homme est un frère.
(Office du matin, 29 décembre)
Fais-nous voir en tout homme
l’homme libéré par le Christ.
(Office du soir, Lundi III et IV du Carême)
Donne-nous d’abattre les murs qui séparent
– et de bâtir la ville où tous ensemble ne font qu’un.
(Office du matin, Mardi matin II, IV et VI du Temps pascal)
Ô Christ, Seigneur, fais grandir ton Église,
é largis ses demeures :
– qu’elle accueille les hommes de toutes les races.
(Office du matin, 30 décembre)
Il n’est pas question de l’étranger explicitement, mais rien ne nous interdit de le reconnaître sous les traits de « l’homme que les siens ont trahi, l’abandonné qui redoute les heures de la nuit, l’innocent que l’on arrête comme un malfaiteur, l’accusé injustement condamné, le prisonnier frappé, humilié, le juste que l’on mène à la mort, celui qui jusqu’au bout te fait confiance. » (Office du matin, Jeudi Saint)
La liturgie des Heures n’est donc pas insensible à l’étranger. Cependant, nous pouvons aller plus loin. Entre les intentions de prière proposées et la récitation du Notre Père, on rappelle explicitement que nous pouvons faire des « intentions libres ». C’est le temps de nommer, d’évoquer des situations bien précises. Il est possible également de paraphraser et de développer les intentions qui sont déjà là. Par exemple :
Jésus Christ, Ami des pauvres et des petits,
– rends-nous attentifs à leur appel.
Rends-nous accueillants et fraternels
quand nous rencontrons des étrangers.
(Office du matin, Mardi III)
Hôte des étrangers.
Kyrie eleison.
(Office du soir, Vendredi I)
Tu veux que nous rendions la terre habitable à tous :
autochtones, immigrants de vieille souche ou arrivés récemment ;
– que ta parole éclaire ceux qui travaillent à ta justice,
que ta grâce nous garde des préjugés.
(Office du soir, Jeudi II)
Conduis ceux qui cherchent ici-bas leur chemin :
les jeunes qui se sentent perdus,
les exilés qui ont laissé leur patrie,
les déracinés de toute sorte :
qu’ils arrivent au bout du voyage.
(Office du soir, Dimanche III)
La liturgie se veut « catholique », c’est-à-dire universelle. Elle n’exclut personne. Les formulaires qu’elle propose en témoignent avec plus ou moins de discrétion. Mais les premiers responsables de la catholicité de la liturgie sont les membres de l’assemblée. Rien ne remplacera la créativité qui naît de l’alliance entre l’Esprit et nous qui célébrons.
(N.B. texte publié dans Célébrer les Heures no 19, automne 1998)