L’Office de Complies comporte deux éléments qui, placés aux deux extrémités de la célébration, ne semblent pas avoir de liens entre eux. Pourquoi l’examen de conscience et le cantique de Syméon se retrouvent-ils dans cette prière de fin de journée? Simple caprice d’une quelconque commission de liturgie?
Comme chacune des Heures de la liturgie, Complies est célébré dans un climat bien défini: c’est la nuit, le temps de la prière feutrée, de l’intimité, de l’approche du sommeil. Ici, pas de bruit de cloches, pas d’explosions de chants ou de gestes grandioses. Le priant et la priante rentrent en eux-mêmes avant de glisser dans la nuit. Ce climat est traditionnellement favorable à l’examen de conscience ou à la révision de la journée. Mais l’office permet de le faire dans une lumière bien particulière.
Le rite pénitentiel
Le premier temps de la célébration de Complies, la révision de la journée ou l’examen de conscience, n’est pas sans rappeler le rite pénitentiel de la célébration eucharistique.
On peut d’ailleurs lui donner une forme semblable:
– une monition qui invite au silence,
– un temps de silence et d’examen personnel,
– une expression collective de confession.
Mais ce qui compte avant tout, c’est l’attitude pénitentielle qui, elle, convient à toute célébration. Avant d’entrer dans la prière, il est normal de provoquer en soi-même l’attitude d’ouverture qui rendra possible la célébration. Car, contrairement à ce que l’on croit trop souvent, l’examen n’est pas une démarche de repliement sur soi. La conscience de ses manques, de ses pauvretés, doit plutôt permettre une réelle ouverture à la bonté de Dieu. Cette prise de conscience favorisera aussi l’ouverture aux autres. Elle mettra en disposition de communion avec les personnes qui constituent l’assemblée de prière. Elle permettra de sortir de l’isolement, de la division, pour créer progressivement le peuple que Dieu rassemble dans la louange.
C’est dire que l’examen de conscience, dans le cadre de Complies comme dans tout acte liturgique pénitentiel, ne consiste pas en une revue des fautes qui ont marqué la journée, à partir d’une sorte de catalogue. Il est plutôt un retour au projet de Dieu, à sa vision de salut pour le monde. Et un examen de notre manière de nous situer dans ce projet révélé par la Parole de Dieu. C’est donc face à la Parole de Dieu qu’il est possible de découvrir la réalité profonde de notre situation morale. Elle seule peut nous donner l’objectivité, la vérité nécessaires pour nous démasquer et nous entraîner sur des chemins de conversion.
Il est normal que l’examen débouche sur une « confession », quelle qu’en soit la forme. Ici, le verset: « Dieu, viens à mon aide… » peut être perçu comme une expression publique de notre conscience d’avoir manqué à l’appel de Dieu. La Parole nous entraîne alors dans une démarche qui, d’abord toute intérieure, acquiert une dimension sociale et ecclésiale. Nous reconnaissons ensemble notre péché et cet aveu nous permet de commencer à faire corps. Cette expression de notre condition traduit tout à la fois un regret sincère, une confiance et une joie qui n’appartiennent qu’à ceux et celles qui se savent déjà sauvés. L’assemblée est alors prête à entonner l’hymne qui, sobrement, exprime cette remise confiante dans la miséricorde du Père.
Le cantique évangélique: Maintenant, Ô Maître…
Il y a une nette différence entre un cantique évangélique et une hymne. L’hymne est une sorte de méditation des richesses de la foi, sur le mode poétique. Le cantique est partie intégrante de la Parole de Dieu. Ainsi, le « Maintenant, ô Maître… » est un extrait de L’Évangile selon saint Luc, chapitre 2. Il appartient donc au trésor de la révélation. Comme n’importe quel récit biblique, il n’a qu’un but: annoncer le projet de salut de Dieu. C’est pourquoi le chant de Syméon peut être présenté comme le sommet de l’Office de Complies. Repris, soir après soir, il permet une « rumination » qui nourrit la foi et l’espérance.
On connaît le contexte de ce cantique entonné par le vieux Syméon. Le moment venu, les parents de Jésus se présentent au Temple pour le rite de purification. Ils y rencontrent Syméon qui proclame sa reconnaissance du salut de Dieu. Dans l’Évangile selon saint Luc, ce cantique est le troisième après le Magnificat et le cantique de Zacharie. Il a un solide enracinement biblique puisqu’il reprend des passages du Second Isaïe (Isaïe 49 et 52.).
La particularité du cantique mis dans la bouche de Syméon par l’évangéliste réside dans le fait qu’il sert à décrire la personne et la mission de Jésus. Jésus y est qualifié par trois titres: « salut », « lumière » et « gloire de son peuple » . Il est donc, dès sa naissance, reconnu comme l’élu de Dieu pour sauver le monde et le conduire vers le Père qui l’aime. En lui, Dieu trouve toute sa gloire, c’est-à-dire qu’il met en oeuvre son projet de libération. La gloire de Dieu n’est-ce pas l’être humain libre, pleinement vivant? Ces trois titres seront portés dans un contexte résolument universel. Jésus, Christ, vient pour le salut de toutes les nations. Il sera lumière pour tous et toutes, même s’il est la gloire du peuple qui, le premier, a vu le salut de Dieu.
La suite de la proclamation de Syméon, dans l’évangile, montre bien que la manifestation du salut de Dieu obligera chacun, chacune à prendre position. La Parole de Dieu agit comme un glaive, elle tranche, elle invite ceux et celles qui l’entendent à se situer face à la personne de Jésus (Hébreux 4, 12). Choisir pour ou contre Jésus, c’est choisir la chute ou le relèvement, la mort ou la vie.
Impossible de ne pas penser ici à la perspective johannique du jugement. Selon Jean, Jésus n’est pas venu pour juger, chacun opère son propre jugement en se situant face au Christ. Ou il croit et sera sauvé ou il ne croit pas et fait lui-même son malheur. On le voit, dans un cantique relativement bref, toute la Bonne Nouvelle est concentrée de même que son enjeu pour la vie du monde.
De l’examen de conscience au cantique
On perçoit mieux maintenant les liens, subtils mais solides, qui relient l’examen de conscience et le cantique évangélique, dans l’Office de Complies. Comme toute liturgie, Complies est dynamique; elle fait faire un passage à ceux et celles qui la célèbrent. Terminons notre réflexion en revenant et en insistant sur les principaux points:
– L’Office de Complies accompagne l’entrée dans le sommeil qui est, dans la perspective liturgique, un symbole de la mort. En ce sens, elle a des couleurs pascales. Elle annonce et fait faire déjà le passage de la mort à la vie.
– Plus précisément, en tenant les deux pôles de l’examen de conscience et du cantique évangélique, l’Office de Complies permet de passer d’un terrain individuel à un champ universel. Si chacun, chacune, peut mesurer les manques de sa vie et s’ouvrir à l’action rédemptrice de Dieu en Jésus, il prend conscience que c’est au sein de tout un peuple que le salut se réalise. Le salut de Dieu est pour le monde, pas seulement pour chaque personne en particulier. En faisant le passage de l’histoire individuelle au destin de tout un peuple, le croyant et la croyante s’ouvrent à la dimension universelle du salut proclamée dans le cantique de Syméon.
– En progressant de l’examen de conscience au cantique de Syméon, la liturgie de Complies permet aussi à ceux et celles qui la célèbrent de passer d’une dimension morale et parfois moralisante à la dimension christologique du projet de Dieu. Ils sont ainsi invités à prendre conscience qu’ils ne sont pas eux-mêmes les artisans d’une certaine pureté de vie. Toutes leurs tentatives pour se purifier eux-mêmes déboucheront sur le vide, s’ils ne s’ouvrent pas d’abord au salut qui est un don de Dieu, en Jésus Christ.
– Enfin, la liturgie de Complies place ceux et celles qui la célèbrent dans une situation de jugement, c’est-à-dire de choix et d’engagement. En passant de l’examen de conscience au cantique évangélique, il y a convocation à renouveler l’acte de foi sur lequel se construit l’engagement des disciples du Christ. C’est pourquoi, malgré la nuit symbole de la mort, ceux et celles qui proclament leur attachement au Fils de Dieu peuvent s’endormir en paix. Ils sont sûrs qu’ils ne seront pas engloutis dans la mort. Ils pourront, le matin venu, chanter encore la résurrection de leur Seigneur, prémices de la leur.