Né à Toulouse, diplômé de l’École Polytechnique (Paris), il entra dans l’Ordre dominicain en 1949. Après son ordination sacerdotale et ses études, il fut successivement prieur au Couvent de Strasbourg, maître des novices au Couvent de Lille, maître des étudiants au Couvent du Saulchoir à Étiolle. En 1968, il fut assigné au Couvent Saint-Dominique de Paris pour prendre la direction de la Vie Spirituelle et en 1973 il fut élu prieur, charge qu’il garda jusqu’à sa mort. Théologien averti, grand prédicateur et auteur de nombreux ouvrages de spiritualité, le frère Marie-Albert Besnard était plus encore un homme de prière.
Écoutez ce que disait un moine des premiers siècles chrétiens et demandons-nous si ses paroles ne seraient pas encore d’actualité : «Les prophètes, remarquait-il, ont écrit des livres ; nos pères sont venus après eux et ont beaucoup travaillé sur ces livres ; ensuite leurs successeurs les ont appris par cœur. Il vint enfin une génération, celle-là même qui existe actuellement : elle a écrit tout cela sur des papiers et des parchemins et l’a laissé inutilisé dans des placards !»
Paroles sévères ? Je suis souvent tenté de me demander si nous n’avons pas, nous aussi, laissé inutilisés dans nos placards les paroles et les témoignages qui eussent nourri, éclairé tant d’hommes en quête de je ne sais quoi qui donne envie de vivre, d’aimer, de bâtir un monde. Paroles et témoignages non pas en forme d’enseignements abstraits et routiniers, mais vifs et pénétrants comme l’Esprit, comme l’air du printemps qui ouvre les bourgeons.
Rencontrant depuis quelques années des chrétiens qui s’intéressent à certains aspects des religions orientales, j’entends dire parfois à leur sujet : pourquoi perdent-ils leur temps auprès de ces traditions étrangères ? N’avons-nous pas en surabondance chez nous des maîtres de sagesse, des trésors de spiritualité, des livres de vérité ? A quoi j’ai toujours envie de répliquer : assurément nous avons tout cela, mais qu’en avons-nous fait ? qu’avons-nous fait pour transmettre efficacement de tels trésors ? pour mettre à la portée du moindre des chrétiens l’expérience exigeante et purificatrice de nos mystiques en ce qu’elle a d’universel ?
Ce que nous avons fait ? Nous avons publié maints livres savants, parfois pesants, nous avons tenu maints discours exhortatifs ou érudits, mais quels livres seuls, quels discours seuls apprendront jamais à chacun, à vous, à moi, à se libérer efficacement des entraves, à dépister le chemin des vraies sources, à se livrer à Dieu dans le silence du cœur, à suivre la voie de Jésus dans l’amour sans exclusive, à se laisser modeler tout entier par l’Esprit divin ? S’il n’y a que des livres, il n’y aura bientôt plus non plus que des gardiens de bibliothèques. Le moine que je citais tout à l’heure voyait juste: «…vint une génération, celle-là même qui existe actuellement; elle a décrit tout cela sur des papiers et des parchemins et l’a laissé inutilisé dans des placards.» […]
Ainsi les grands prêtres et les scribes [ …] interpellés à l’improviste par des mages venus d’Orient, ont su parfaitement retrouver dans leurs placards le texte du prophète qui annonçait la naissance du Messie à Bethléem. Et ce Messie était né, et la face du monde allait changer, mais ces héritiers somnolents des prophètes, pour ce qui est d’eux, renfermèrent à nouveau dans leurs placards les paroles qui justement étaient en train de prendre feu et d’illuminer les hommes de bonne volonté.
Que leur aurait-il fallu pour devenir, eux aussi, participants d’une nouvelle jeunesse de Dieu et de l’homme ? Ils avaient la science, mais il ne suffisait pas de savoir. Il fallait, comme les mages, marcher et se rendre. Marcher, quitter des positions paresseuses pour obéir à l’appel de la Vérité, qui est toujours au-delà de ce qu’on croit en tenir. Et se rendre: pas seulement se rendre auprès de l’Enfant de Bethléem, mais se rendre à cet Enfant, abdiquer d’un seul coup dans la surprise de l’humilité de Dieu l’orgueil durci, les fausses sagesses radoteuses et rusées.
L’évangile des mages, l’histoire de ces personnages mystérieux, c’est l’appel secret qui nous est lancé à chacun et qui nous donne chance de changer notre vie, d’effectuer la rencontre avec la jeunesse subversive du Dieu fait homme. Il n’est jamais trop tard. A chaque année l’Enfant se propose, l’étoile se lève, et ce qu’il y a en nous qui nous apparente à ces mages venus on ne sait d’où peut commencer aussi à se réveiller, à se dresser, à se mettre en marche. Ne faisons donc pas des mages des figures d’enluminure, laissons là les noms qu’une tradition touchante leur a donnés (Gaspard, Melchior et Balthazar !) : ce serait le trop sûr moyen de ne rien entendre à cet évangile, de l’empêcher d’agir sur nous, de le tenir inoffensif dans les placards où nous tenons prisonnières tant et tant de paroles divines.
Cherchons plutôt à discerner comment ces hommes qui venaient de si loin ont su trouver le Christ que n’ont pas su rencontrer ceux qui vivaient si près et qui savaient tout des circonstances de sa venue.
Tout d’abord, aussi loin de lui qu’ils aient vécu, ils avaient su demeurer des guetteurs. Des êtres attentifs aux signes que Dieu fait. Leur signe a pris forme d’étoile – j’entends volontiers par ce symbole ces expériences de vérité qu’il est donné à chacun de faire au cours de son existence. Expériences humbles, fragiles, ténues comme l’herbe des champs, comme la clarté d’un regard au coin de la rue ou celle de la lampe dans la maison. Pas un soleil éclatant, mais un éclat de lumière aussi discret mais aussi tenace que le point d’une étoile parmi les grandes constellations. Par exemple ce choc léger dans notre esprit, à propos d’une réflexion, d’une rencontre, et qui renvoie à la question essentielle; ou cette intuition qu’un Autre nous a créé, veut de nous quelque chose (mais quoi ?), nous aime (mais comment ? pourquoi ?). Ou ce pressentiment que, par-delà nos sciences fébriles, il est une autre connaissance qui ne s’ouvre pas avec n’importe quelle clé. Ou cet instant de communion avec un être qui connaît le langage du cœur ou le geste authentique de l’adoration. Ainsi Charles de Foucauld dans le désert a-t-il enregistré en profondeur le geste, le signe de ces musulmans chaque jour fidèles à se prosterner devant le Dieu Très-Haut, le Dieu Unique, l’Indubitable, et telle fut l’étoile qui le conduisit jusqu’à Jérusalem.
Jésus dira un jour aux Juifs: «Dans les prophètes il est écrit: tous seront instruits par Dieu. Quiconque a entendu ce qui vient du Père et reçoit son enseignement vient à moi» (Jn 6,45). La parole est sans ambiguïté et va très loin: tous les hommes, quels qu’ils soient, ont capacité d’être instruits par Dieu. Dans des langages que nous ignorons, par des clins d’œil qui échappent aux autres, en allumant des étoiles susceptibles de briller clair dans l’obscurité ou le scintillement de nos nuits. Le Père, un Père encore inconnu, encore innommé et innommable, cherche à nous faire signe. Je suis sûr que nous serions stupéfaits un jour d’apprendre de quelle manière il aura trouvé moyen de faire signe à bon nombre de nos contemporains, au sein d’un siècle voué au dépérissement des religions et à l’athéisme ! A nous d’être assez disponibles, assez honnêtes pour reconnaître cette trace légère dans notre vie
et pour demeurer fidèles à ces frêles expériences de vérité qui, après un long chemin peut-être, conduisent vers la plénitude de la Vérité.
Les mages ont dû ensuite passer par Jérusalem, et recevoir de ceux qui détenaient en clair le savoir des prophéties les précisions qui leur étaient indispensables pour mener leur quête à bonne fin. Dans la recherche de Dieu, nos expériences intimes ne suffisent pas; elles conduisent presque jusqu’au terme, mais jamais tout à fait. Il faut se laisser renseigner par ceux qui ont le savoir, même s’ils le conservent dans les placards plutôt qu’ils ne le vivent.[…] Cela nous paraît anormal et pourtant c’est ainsi. Nombre de ceux qui cherchent Dieu se trouvent rebutés par ce qu’ils appellent le dogmatisme de l’Église, par ses enseignements trop secs, par ses formules trop rigides, et par le fait que ceux qui les leur présentent ne sont pas toujours capables d’en vivre. Et pourtant dans ces enseignements de la tradition sont gardées pour nous les précisions indispensables à l’aboutissement de notre quête.
Peu importe par qui elles nous sont livrées et tant pis si ceux qui en sont les gardiens semblent dormir dessus au lieu d’être consumés par ces paroles inouïes. Oui, l’homme Jésus est le propre Fils de Dieu. Oui, Dieu est Trinité. Oui, le Christ est mort pour nos péchés et il est vraiment ressuscité des morts. Ces choses-là ne s’inventent pas et ne se suppléent pas. Les chercheurs de Dieu les reçoivent dans l’humilité de la foi et c’est alors que tout peut s’éclairer définitivement pour eux. La quête des mages eût fini, tout près du but pourtant, en errance lamentable s’ils n’avaient eu la loyauté et la simplicité d’aller demander aux grands prêtres et aux scribes ce qu’il en était au juste du Roi des Juifs dont ils ne savaient encore rien d’autre qu’un éclat d’étoile.
Mais munis de la sorte du vrai savoir, encore ont-ils eu la surprise de trouver non pas un enfant roi dans un palais mais un Enfant-Dieu dans une crèche. Ils se sont soumis au fait, sans faire prévaloir contre lui leur préférence ou leur imagination. Ils ont accepté d’avoir fait un si long chemin pour trouver un Messie d’apparence si peu prestigieuse. Dans la Jérusalem toute proche, beaucoup de monde s’agite : les scribes, à force de pâlir sur les vieux livres sacrés, sont devenus myopes au dessein de Dieu, les grands prêtres cherchent à concilier la religion qui les fait vivre et le pouvoir qui détient la clé des honneurs et des richesses ; le pouvoir, lui, fait mine de s’intéresser à la quête religieuse des mages, mais c’est dans l’espoir de mieux se débarrasser d’un Christ gêneur. En va-t-il si différemment aujourd’hui ?
Les chercheurs de Dieu, les aventuriers de la vérité ne peuvent qu’être tout surpris de trouver au terme de leur chemin un Dieu si étranger à ces calculs et à ces combines, si éloigné des modes et des rivalités où se complaisent les intelligents et les puissants, un Dieu si caché, si dénué de tout, un Dieu si véridiquement humain. Pourtant ces hommes de foi n’hésitent pas. Ils ne concluent pas, comme certains : cela veut dire, au fond, que Dieu n’importe pas, qu’il n’est pas le symbole de l’infini du désir humain, et que si Jésus est dit Fils de Dieu, cela signifie simplement que n’importe quel homme est Dieu tout autant. Non. Ces hommes s’agenouillent devant cet Enfant-là, ils adorent ce Dieu-là, ce Dieu caché et partout manifesté, et ils le proclament l’Unique, le Vrai, le Proche, l’Ami des hommes, et c’est en lui qu’ils remettent leur foi, leur vie, leur avenir.
Puissions-nous emboîter le pas à ces mages anonymes et, remplis de joie comme eux devant l’Enfant de Bethéem attester comme le fait S. Jean à la fin de son Épître : «Celui-ci est le Dieu Véritable et la Vie éternelle» (1 Jn 5, 20).