Nous étions assis au coin de la table de la salle à manger. Seuls lui et moi. Lui, c’est un petit garçon de six ans. Sous sa tignasse blonde et bouclée, des yeux pleins de vie, pétillants comme un grand verre de boisson gazeuse. Un peu plus bas, une bouche qui ne cessait de lancer des mots, des phrases, des grands éclats de voix et des chuchotements. Avec des rires à dérider le plus déprimé de la terre. C’était Francis, tout Francis!
Et Francis racontait son dernier voyage avec papa et maman dans la splendide région de la Côte-du-Sud.
Il n’avait que six ans, mais une mémoire pour deux grandes personnes. Le bonheur, surtout les bonheurs d’enfants, transforme les mémoires en grand panier où les souvenirs s’installent confortablement. Le panier de mémoire de Francis était particulièrement grand et bien rempli.
À six ans, Francis possédait déjà beaucoup de mots: les mots de papa, les mots de maman, ceux de son institutrice, ceux de la télévision, et même les mots déformés de ses camarades de première année. Francis savait jouer avec les mots au point que nous devinions déjà l’âme d’un poète, l’allure d’un conteur. Pourvu que les mots des grandes personnes ne viennent pas trop vite briser la fraîcheur de son parler. La couleur des sons, la musique de sa voix me charmaient au point que j’oubliais, à certains moments, de retenir le contenu de la communication.
Francis avait vu deux fleurs, un oiseau, trois pommes. Tous les souvenirs étaient mathématiquement bien rangés. Sa chambre pouvait avoir l’allure de champ de bataille après la guerre, mais sa mémoire rangeait tout dans un ordre impeccable. Pour tout classer dans sa tête, Francis suivait les lois de l’enthousiasme et de l’imagination. Si vous aviez fait le voyage avec lui, vous auriez constaté que son récit était plus ou moins juste. Francis en ajoutait comme les pêcheurs au retour de leur excursion de pêche. C’est la règle chez les conteurs. Ils interprètent. Ils accentuent. Ils font ressortir ce qui risquerait d’être perdu ou ce qui n’accrocherait pas facilement le spectateur. Comme les peintres qui changent les couleurs des paysages ou insistent sur les rides de leur portrait.
Francis parlait abondamment. Quand il écoutait, c’était pour vérifier si j’écoutais moi-même. Ce qu’il contait était trop important pour qu’on le garde dans le secret de sa tête. Il fallait le dire. Il fallait partager le voyage avec d’autres.
Ce qui est merveilleux dans la conversation, ce sont les ponts que les mots érigent entre les personnes. J’écoutais Francis et j’avais l’impression d’entrer dans sa tête et de partager ses impressions de voyage. Francis parlait et je laissais entrer en moi les mystères et les découvertes qu’il me décrivait.
La conversation est comme une sorte de rite de communion. Elle noue. Elle relie. Elle tisse.
Souvent, elle façonne l’amitié. Que d’amitiés sont nées et croissent par la parole échangée, par les mots qui livrent des secrets, qui communiquent des confidences. Continue de parler, Francis, raconte, ouvre grand la porte de ta maison intérieure. Notre conversation est en train de construire un merveilleux pont entre nos deux îles. Le plus souvent, tout ne se fait pas en une seule conversation. Il en faut plusieurs. L’amitié qui dure se construit lentement, comme la saveur du vin.
C’est beau et c’est grand, la conversation. Ils sont riches et bien vivants, les mots qui nous unissent. Ils entretiennent le jardin intérieur. Ils attendrissent les coeurs. Ils fabriquent les bonheurs. Je plains les gens qui ne sont plus capables de parler, ceux qui sont prisonniers de leur mutisme, ceux qui ont peur de perdre en échangeant, ceux que la haine entoure d’épaisses murailles. Il existe des bonheurs malades parce qu’ils ont attrapé des maladies de la parole et de la conversation. Des malheurs sont apparus à cause de mauvais silences, à cause de paroles qu’on n’a pas accompagné d’explications. À trop se taire, à trop se retenir de parler, l’amitié sombre dans l’anémie, elle souffre de malnutrition.
Nous sommes faits pour parler, pour nous parler les uns aux autres. Nous vivons parce que nous parlons. Nous sommes bâtis en forme de dialogue. Nous nous nourrissons de nos conversations. Nous créons des connivences entre nous dans le partage de ce qui nous fait vivre personnellement.
La parole nous rend humain, de plus en plus humain. Peut-être parce que la parole est d’abord divine. Selon le livre de la Genèse, au commencement, il y aurait eu une parole et c’aurait été une parole de Dieu, une parole divine. C’est aussi l’avis du quatrième évangile: «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement tourné vers Dieu. Tout fut par lui, et rien de ce qui fut ne fut sans lui. En lui était la vie.» (Jean 1, 1-4)
Devant autant de révélation de la conversation de Dieu, comment ne pas oser penser qu’il y a du divin dans nos parlures, nos dires, nos jasettes? Dieu se dit peut-être plus que nous ne pouvons l’imaginer quand nous nous disons nous-mêmes.