Une grosse miche de pain trône sur le coin de la table, tout près de Monsieur Bernier. C’est dimanche. Et le dimanche, Madame Bernier sert un pain neuf, un pain frais, cuit de la veille. La maison est encore toute pleine des odeurs de la cuisson du samedi. Sur le comptoir de la cuisine, d’autres miches dorment doucement en attendant de passer à table.
C’est dimanche et Monsieur Bernier, tout endimanché, s’apprête à bénir le pain. Les enfants sont tournés vers lui. Il regarde ce pontife familial au moment où il va prononcer les mots qui donneront aux repas de la semaine un caractère sacré.
– Mes enfants, le pain que nous allons manger et tous les autres aliments que maman va nous servir viennent du Bon Dieu. N’oublions pas de lui dire merci. Et de dire merci à maman. Surtout, ne gaspillons pas la nourriture. Il y en a qui sont moins chanceux que nous et qui aimeraient bien avoir tout ce que nous avons.
Puis, solennellement, Monsieur Bernier prend le long couteau à pain et trace une large croix sur la miche. Il coupe ensuite chaque tranche précautionneusement. Et il distribue les portions.
– Tiens, Antoine, ce morceau, c’est pour toi… Passe celui-là à ta soeur… Ce morceau, c’est pour Petit Pierre… Et celui-là pour maman.
Le tour de table étant complété, on passe au potage, une bonne grosse soupe aux légumes du jardin. Et le reste du repas dominical est accompagné des babillages et des rires les uns des autres.
Le repas du dimanche midi commence toujours ainsi chez les Bernier. Un rituel: des mots, des gestes, toujours les mêmes, toujours attendus. Chaque fois, le merveilleux sentiment de former une famille unie.
Les choses se passaient ainsi chez les Bernier, il y a vingt ans. Antoine en garde un souvenir attendri et un grand respect pour le pain.
Pour Antoine et bien d’autres, le pain est le symbole de toute la vie. Il sent bon la joie des jours heureux. Quand tout va bien et qu’on envisage un avenir ensoleillé, le pain est délicieux. La mie est moelleuse, la croûte croustillante. Les jours de tristesse, quand les épreuves se dressent comme une chape de plomb sur les épaules, le pain sèche et durcit. Il devient massif comme une pierre.
Pain insouciant de l’enfant qui grandit dans la confiance. Pain chaleureux d’un mari amouraché de sa femme. Pain tendre d’une mère qui déborde d’affection pour sa progéniture. Pain triste et nostalgique de celui qui s’ennuie et trouve le temps long. Pain sans saveur de l’adolescent qui ne sait plus où donner de la tête. Pain dur des temps orageux où la vie s’assombrit. Pain des adieux quand il faut se quitter. Pain amer des ruptures et des blessures du coeur.
Pain des rêves et des espoirs aussi. Il arrive que le pain donne la faim, qu’il creuse des espaces au fond de soi-même, qu’il transforme le temps qui passe en temps d’attente. Le pain nourrit alors l’idéal, les beaux projets, les grandes aspirations.
Le pain de tous les jours se laisse imprégner de nos bonheurs comme de nos malheurs. On dirait un membre de la famille qui se sent concerné par tout ce qui arrive aux autres.
Un jour, il y a fort longtemps, le pain s’est retrouvé sur une table quelque part près de Jérusalem. Un homme faisait ses adieux à ses proches, à quelques heures de sa mort. Il prit le pain comme le faisait Monsieur Bernier. Il rendit grâce à Dieu et partagea le pain entre les convives attablés avec lui. Il ajouta: «Vous ferez cela en mémoire de moi.»
Ce jour-là, le pain reçut une dignité à nulle autre pareille. Le pain est devenu le pain de Dieu. Fruit de la terre et du travail humain, il s’est manifesté comme la nourriture de Dieu. Oui, la nourriture de Dieu! Ce jour-là, Dieu annonçait qu’il se nourrissait à même nos joies et nos tristesses, nos rêves et nos réalisations, nos épreuves et nos souffrances. On s’en doutait bien. Dieu n’avait-il pas partagé les joies d’Abraham et de Sara quand Isaac est né? Dieu n’avait-il pas vu la misère de son peuple quand celui-ci trimait dur en Égypte? Les prophètes n’avaient-ils pas dit de Dieu qu’il a des entrailles de mère?
Mais, la veille de la mort de Jésus, Dieu proposa au pain de devenir présence de son Fils parmi nous jusqu’à la fin du monde. Présence et partage. Présence et communion. L’Église ajouta plus tard: «Il est grand le mystère de la foi.» À cause du pain, elle aurait pu dire: «Il est grand le mystère de l’amour quand Dieu nous reçoit à sa table et qu’il bénit le pain pour ses enfants que nous sommes»!