Conférence donnée par le frère Emmanuel Perrier, o.p. de la Province de Toulouse
L’atmosphère religieuse de notre époque peut aisément se ramener à deux mots : crise de la foi et sécularisation, qui sont comme les deux faces, religieuse et sociale, d’un même phénomène. Nous faisons en effet tous l’expérience, en tant que parents, catéchistes, prêcheurs, mais aussi par les discussions que nous pouvons avoir avec notre entourage de ce que parler de la foi, transmettre la foi est en notre temps une tâche ingrate. La réceptivité n’est pas là. On aimerait, et l’on pourrait attendre de la foi, qu’elle soit plus aisée à communiquer. Mais elle se heurte à un mur à la fois mou et apparemment inébranlable : l’indifférence. Ce qui devrait être important, ce qui est objectivement le plus essentiel à la vie humaine, n’est pas considéré comme tel. Ainsi de Pâques : s’il est vrai comme nous l’affirment des témoins, que Jésus-Christ est apparu vivant à ses disciples pendant quarante jours après avoir été supplicié jusqu’à la mort, s’il est vrai qu’ils ont touché et vu ce même corps qu’ils avaient déposé dans un tombeau, alors la simple annonce de cette résurrection devrait suffire à faire dresser l’oreille. Que des questions surgissent, que des doutes s’élèvent, que des demandes d’explication et de vérification s’expriment, rien de plus normal. Mais précisément, ce n’est pas là la réponse dominante aujourd’hui car la réponse dominante, c’est l’indifférence. L’annonce d’un remède à la mortalité humaine, qu’y a-t-il de plus important pour l’homme ? Elle ne suscite pourtant ni l’intérêt ni même la curiosité.
S’interroger sur la foi dans un monde sécularisé revient donc principalement à s’interroger sur le phénomène de l’indifférence à la foi, de l’indifférence individuelle autant que collective. Il importe d’en comprendre mieux les raisons si l’on souhaite y apporter la bonne réponse. Qu’est-ce qui cloche dans notre vieille Europe pour qu’elle ait ainsi développé une attitude aussi massive et généralisée ?
Cela dit, deux autres points sont directement liés à cette première question : en premier lieu, s’il y a certainement des causes à aller chercher du côté de nos sociétés, il ne faut pas oublier que l’indifférence à la foi est d’abord une maladie de la foi elle-même. À quel niveau la foi est-elle affectée ? Est-ce grave docteur ? De ce point de vue, l’indifférence actuelle nous conduit à réfléchir sur ce qu’est la foi et sur ce qui la contrarie.
En second lieu, et cela se prête particulièrement à une réflexion de Carême, l’indifférence à la foi, croire dans un monde sécularisé, ce n’est pas seulement le problème des autres. Nous appartenons à ce monde sécularisé, nous en respirons l’air chaque jour, et nous serions bien inconscients si nous prétendions être immunisés contre le mal de notre époque. Lorsque survient à l’orée de l’hiver le virus de la grippe, chacun se protège avec tous les moyens à disposition. Par quels moyens pouvons-nous nous prémunir contre le virus de l’indifférence ?
Trois parties dans cet exposé, donc. Nous commencerons par rappeler quelques éléments essentiels de la vie de la foi en tout homme (I). Puis nous verrons comment on peut caractériser l’indifférence de nos sociétés à la foi (II). Enfin, nous en tirerons quelques enseignements pour notre vie chrétienne (III).
Qu’est-ce qu’une foi en bonne santé ?
Je voudrais dans cette partie rappeler trois éléments structurants de la vie de la foi dans l’homme : la vertu de religion, l’objet de la foi et l’acte de foi.
La vertu de religion
La foi est une vertu théologale, c’est-à-dire un don de Dieu dans notre âme. À ce titre, elle est une divine surprise, quelque chose que l’on n’attendait pas parce que, tout simplement, elle était hors de notre portée. Nous allons voir pourquoi. Mais ici, je voudrais souligner que cette gratuité de la foi, cette nouveauté de la foi, n’en fait pas une réalité étrangère à notre vie : la foi comble une aspiration naturelle de l’être humain que l’on appelle la religion. La vertu de foi répond et accomplit la vertu de religion.
Par religion, on peut entendre tout ce qui nous oriente vers Dieu, saisi comme principe et fin de toutes choses. La religion est une approche de Dieu, une quête de l’Invisible ou de l’Absolu. Le sentiment religieux naît d’une expérience première et quasi-instinctive de l’être humain : je ne suis pas mon origine, et l’univers dans lequel j’évolue a quelque chose à la fois d’infini et d’ordonné. Ce sentiment conduit l’homme à chercher à s’accorder avec l’infini et avec l’ordre de l’univers, à chercher une véritable origine et une véritable fin, c’est-à-dire à développer des pratiques morales ou cultuelles par lesquelles il pourra entrer en relation avec le Dieu caché. L’inscription de pratiques ou de cultes religieux dans la vie de l’homme développe en lui la vertu de religion : il s’oriente vers Dieu, il cherche à Lui rendre l’hommage qui Lui est dû et à vivre sous sa dépendance. Cette attitude naturelle est ce que la Bible appelle la crainte de Dieu, liée au premier commandement : « Que Dieu nous bénisse et que la terre toute entière le craigne ! » s’exclame le psalmiste (Ps. 66). Et la Bible est convaincue que Dieu répond alors à l’homme : « La fidélité du Seigneur est sur ceux qui le craignent » (Ps. 103).
L’un des traits les plus caractéristiques de la vertu de religion est d’être vécue socialement. Il n’existe pas de religion individuelle, et il ne peut en exister, tout simplement parce que trouver l’attitude juste à l’égard de Dieu dépasse les forces d’une seule vie : les pratiques morales et rituelles qui façonnent la vertu de religion s’établissent au fil de l’histoire, les théologies et les textes sacrés s’élaborent au sein de traditions qui s’enrichissent en permanence. Il est à peu près aussi improbable de rencontrer une religion individuelle que de tomber sur la Joconde dans la grotte de Lascaux. Dieu Lui-même a respecté cette modalité humaine des traditions religieuses : Il n’a pas inspiré un seul auteur, Il n’a pas donné une Bible toute faite d’un seul coup, des rites ou des commandements d’un seul bloc, mais Il s’est coulé dans la tradition d’un peuple, a distillé patiemment la Révélation sur près de deux millénaires.
L’objet de la foi théologale
Dieu n’a pas laissé l’homme le chercher au gré des traditions religieuses, expressions sublimes de l’esprit humain, certes, mais aussi quêtes tâtonnantes jalonnées d’erreurs. En se révélant à Israël, Il a fait un don inestimable à l’humanité. Certes, la Révélation reste celle du Dieu caché : « Vraiment, tu es un Dieu caché » reconnaît Isaïe (Is 48). Mais dans le même temps, Dieu Lui-même a parlé, la Parole n’est pas le fruit d’efforts humains et cela change tout : « Heureux sommes-nous Israël ! car ce qui plaît au Seigneur, nous le connaissons ! » (Ba 4) Cette même dualité persiste avec le témoignage du Christ : « Dieu, nul ne l’a jamais vu, mais le Fils Unique, qui est tourné vers le sein du Père, Lui nous l’a révélé » (Jn 1). Dans cette phrase de saint Jean, nous trouvons les deux aspects qui constituent ce que l’on appelle l’objet de la foi, ce sur quoi porte la foi : il y a d’un côté une connaissance qui nous est donnée de Dieu, du mystère même de Dieu. C’est ce que l’on croit. D’un autre côté, cette connaissance est véridique parce que le Christ, seul, connaît le Père : il est un témoin digne de confiance, un témoin qui ne peut tromper. Le Christ est celui par qui on croit.
Nous croyons donc en Dieu, et nous croyons grâce à Dieu : la foi est une connaissance ; elle est aussi une connaissance vraie et certaine parce que donnée par Dieu Lui-même. D’où résultent cinq traits essentiels de la foi :
• La foi n’est ni une vision, ni une science : quand on voit on n’a pas besoin de passer par un témoin qui, lui, a vu. Sur terre, notre connaissance de Dieu ne peut être immédiate, elle a besoin du témoignage de Celui qui « voit le Père », c’est-à-dire le Christ. La foi n’est pas non plus une science, c’est-à-dire une conclusion à laquelle nous arriverions par un raisonnement humain. C’est une connaissance que nous recevons, qui nous est donnée.
• C’est une vraie connaissance de Dieu : saint Thomas d’Aquin a coutume de répéter que notre foi ne s’arrête pas aux mots ou aux idées de notre esprit, elle va jusqu’à la réalité que ces mots ou ces idées désignent, c’est-à-dire jusqu’à Dieu Lui-même, celui que voient les saints et les anges. Lorsqu’un incroyant lit le Credo il n’y voit que des idées, un corps de dogmes qui le laisse froid. Lorsqu’un croyant professe le Credo en revanche, pour peu qu’il prête attention à ce qu’il dit, son intelligence est illuminée parce qu’elle s’unit à celui en qui elle croit : « Je crois en Dieu le Père Tout-Puissant… », « – Oui, Seigneur, Tu es ainsi, c’est bien Toi ».
• Dieu est connu au travers de mots et de notions humaines : en se révélant, Dieu se laisse connaître par l’intelligence humaine selon la manière propre à l’intelligence humaine de connaître, c’est-à-dire avec des notions, des concepts, qui sont exprimés dans un langage humain. Lorsque la Révélation nous parle du « Père de Jésus-Christ », elle utilise un mot humain, père, dont nous nous servons pour signifier les paternités terrestres. Mais ce mot est comme purifié et dilaté pour signifier la première personne de la sainte Trinité. De sorte que notre Père qui est aux cieux n’a rien à voir avec les pères de la terre, si ce n’est une seule chose : Il est le principe, l’origine du Fils par engendrement. Retenons ce point : nous n’enfermons pas Dieu dans des concepts ou des mots, c’est Dieu qui vient illuminer notre intelligence de sa présence au moyen de concepts et de mots. Ces concepts ou ces mots sont des guides vrais pour nous conduire à une vraie connaissance de Dieu. Ils sont les vases d’argile contenant le trésor le plus précieux de notre connaissance.
• La Révélation est une tapisserie offerte à la vue de tous : ce que Dieu à révélé s’étend autant à Lui-même qu’à ses œuvres. Et l’infinie richesse tant de Dieu que de ses œuvres conduit la foi chrétienne à s’exprimer dans une multitude de formules que l’on appelle des dogmes. Mais cette multiplicité ne vient que de la limite de nos esprits : la foi chrétienne est profondément une parce que Dieu est Un et simple. C’est pourquoi toutes les vérités qui nous sont données sont liées entre elles comme les fils d’une tapisserie. Par exemple, une erreur sur le Christ entraînera des erreurs sur la Trinité, sur l’Église, sur les sacrements, sur la grâce, etc. D’autre part, cette tapisserie est offerte à tous les hommes de manière publique : Dieu aurait pu et pourrait se révéler à chacun de manière strictement individuelle. Mais Il a voulu que la Révélation soit accessible à toute la communauté humaine et transmise par la communauté de la foi qu’est l’Église. C’est pourquoi Il donne à son Église l’assistance nécessaire pour que la Révélation soit toujours transmise de manière intégrale et intègre.
• La nécessité d’un approfondissement de la foi : la Révélation de Dieu s’est accomplie dans le Christ, Verbe fait chair, et s’est achevée avec la mort du dernier apôtre. Et, comme on l’a vu, chaque fois que nous affirmons quelque vérité de la Révélation dans notre esprit, notre esprit se conforme à Celui qui est la Vérité, il est illuminé par la connaissance de Dieu Lui-même. Cependant, avons-nous ajouté, cette connaissance de Dieu est portée dans les vases d’argile que sont nos concepts et nos mots. De sorte que la vie de foi est comme un moteur à deux temps : nos concept ou nos mots nous conduisent à Dieu Lui-même, mais en retour la connaissance de Dieu nous conduit à purifier, à approfondir le sens des concepts et des mots que nous utilisons. Par exemple, quand on commence à vivre de la foi, on se réjouit de savoir que Jésus est Seigneur, mais plus on approfondit, plus ce terme de Seigneur nous apparaît dans toute son ampleur : Jésus n’est pas seulement un modèle, un envoyé de Dieu, il est le Fils Unique en personne, celui par qui tout a été créé et qui soutient le monde (He 1), le cœur de notre vie, plus profond que notre vie elle-même. Et ce qui est vrai de notre vie de foi l’est aussi de la vie de l’Église qui sans cesse approfondit la Révélation de Dieu.
Tout ce que nous venons de dire de l’objet de la foi se rattache à la vie de notre intelligence dans son union avec Dieu qui est la Vérité et qui dit vrai : la foi n’est ni une vision ni une science mais l’accueil de ce que Dieu dit de Lui-même, la foi nous conduit à une vraie connaissance de Dieu, dans les vases d’argile de nos concepts et de nos mots, la foi est une tapisserie offerte à tous et transmise par l’Église, enfin la foi s’approfondit sans cesse. Voyons maintenant comment la vie de foi engage non seulement notre intelligence mais aussi notre volonté au travers de l’acte de foi.
L’acte de foi
Nous venons de voir comment Dieu s’offre à notre intelligence par sa Révélation. Mais ce don de la foi requiert que nous nous l’approprions, que nous l’insérions dans notre vie, qu’il nous nourrisse. Bref, nous répondons au don de la foi par un acte, l’acte de croire. Et comme tout acte humain, l’acte de croire a son principe dans la volonté : on ne peut pas croire si on ne le veut pas ! Plus précisément, l’acte de croire consistera dans un assentiment à ce qui est offert à croire. Pour que la volonté s’en saisisse afin de produire l’acte de foi, il lui faut deux choses :
Il faut tout d’abord que la volonté soit touchée, c’est-à-dire qu’elle trouve dans ce qui lui est proposé un bien. Voici par exemple un aveugle qui appelle le Christ à l’entrée de Jéricho. C’est lui qui appelle. Le Christ demande : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? ». L’aveugle répond : « Rabbouni, fais que je recouvre la vue ! ». Et Jésus lui dit : « Va, ta foi t’a sauvé ». L’aveugle s’est confié au Christ, il a mis en lui sa foi, non pas d’abord parce qu’il voulait connaître le Christ, mais parce qu’il voulait un bien, la guérison de ses yeux. Et cela a suffi pour qu’il reçoive le don de la foi, et la guérison. Cet épisode est intéressant précisément en ce qu’il nous montre que l’attrait vers le Christ, l’élan qui conduit à s’approcher de lui est déjà le don de la foi, avant même toute confession explicite. La foi est un élan donné par Dieu pour le connaître.
Lorsque la volonté est ainsi touchée, elle est conduite à consentir à ce que Dieu présente à l’intelligence. Dans cet assentiment de la volonté, il faut distinguer trois aspects : en premier lieu, on donne son assentiment lorsqu’on a de bonnes raisons de le faire. Si ces raisons font défaut, on en restera au doute, c’est-à-dire à une défiance foncière. Et si ces raisons sont peu fiables ou manquent de certitude, on en restera à l’opinion. Ces raisons qui nous poussent à faire confiance, à accorder crédit à la foi au Christ, nous sont données dans tous les signes que Dieu a laissé : les miracles, la cohérence de la Révélation, les témoignages des premiers chrétiens, le temoignage de vie et de foi des saints passés ou présents, et pour tout dire l’Église elle-même. Toutes ces raisons sont des motifs pour donner crédit à la foi. Mais ils ne sont pas le vrai motif de la foi. Car, c’est le second aspect, le motif le plus profond de l’assentiment, c’est Dieu lui-même comme on l’a vu à propos de l’objet de la foi : lorsque la lumière de la foi nous illumine, une certitude naît de ce que nous nous savons placés face à celui qui est la fin de toute notre vie. Par conséquent, si je crois, c’est certes parce que j’ai fait ma petite enquête, parce que je ne reçois pas naïvement tout ce qu’on me dit de Dieu, mais c’est aussi et d’abord parce que Dieu surélève mon intelligence pour l’établir face à son mystère. Il y a enfin un troisième aspect de l’assentiment : l’acte de croire engage à réfléchir à ce que l’on croit parce que celui en qui on croit est obscurément saisi. Il n’est pas seulement légitime de se poser des questions sur ce que l’on croit, cela est nécessaire pour l’approfondissement de notre union avec Dieu.
Vertu de religion, objet de la foi, acte de foi, voici ce par quoi l’homme s’ouvre à la vie surnaturelle. Il devient un croyant lorsque cette foi est enracinée en lui par le baptême et lui est, tant qu’il ne pèche pas, comme une sorte de seconde nature que l’on appelle la vertu théologale de foi. La vertu de foi n’est rien d’autre que, en notre âme, cette disponibilité continue et silencieuse de la foi à être réveillée par nos actes de foi. Il possède alors comme un commencement de vie éternelle, comme s’il voyait l’invisible, ce que l’ Épître aux Hébreux résume dans la formule : la foi est « la substance de ce qu’on espère, la preuve de ce qui ne se voit pas » (He 11).
Foi et sécularisation
L’indifférence religieuse ou la crise de la culture
Nous voici armés pour essayer de comprendre pourquoi la sécularisation des sociétés européennes rend la vie de foi si difficile. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, je voudrais faire cinq remarques qui nous aideront à bien cerner notre propos :
- En premier lieu, la situation actuelle n’est pas normale. Nous avons aujourd’hui en France un niveau de pratique religieuse digne de pays totalitaires, et cette situation détonne avec ce que nous apprend l’histoire des civilisations : dans toutes les sociétés humaines, la religion tient une place importante. Nous l’avions remarqué au début de la première partie de cet exposé, l’homme est naturellement porté vers la vertu de religion, et vers l’expression publique de la religion.
- En second lieu, il est une cause bien connue de l’irréligion, déjà identifiée par la Bible : le matérialisme pratique, c’est-à-dire l’obsession pour les biens de ce monde. « Voyez-les, dit le Psaume 72, ils tournent le dos à la Torah et, tranquilles toujours, ils entassent ! » Et le Psaume 48 d’offrir une image saisissante : « Ils croyaient leur maison éternelle, leur demeure établie pour les siècles. L’homme comblé ne dure pas : il ressemble au bétail qu’on abat. » Ce que le Seigneur redira d’une autre manière : « Là où est ton trésor, là est ton cœur » (Mt 6). Tout cela est bien connu, et vaut pour toutes les sociétés humaines. À n’en pas douter, il y a là une cause de fond de l’indifférence religieuse en Europe aujourd’hui, droguée à la consommation.
- Toutefois, en troisième lieu, le matérialisme pratique n’explique pas tout. Il n’explique pas par exemple que la sécularisation soit beaucoup plus radicale en Europe qu’au États-Unis. Il n’explique pas non plus la diversité de la sécularisation dans les différents pays occidentaux. Enfin, si le matérialisme pratique était la seule cause de l’indifférence à la foi, il suffirait de prêcher le détachement des richesses pour que la foi renaisse. Et ce n’est pas le cas.
- D’où une quatrième remarque. Si l’indifférence religieuse ne fleurit pas seulement sur l’obsession des biens de ce monde, et si elle est un phénomène propre à notre monde occidental, c’est donc qu’elle a à voir avec notre situation culturelle. Il y a dans l’état actuel de notre culture, dans cette culture où nous baignons chaque jour, des sources de difficultés à croire. Pour le dire en une phrase : la crise de la foi aujourd’hui est la partie la plus visible de la crise de la culture européenne, ou occidentale.
- Nous trouvons une confirmation de ce point, cinquième remarque, dans la nature de la crise de la foi que nous connaissons. L’Église n’a cessé dans son histoire d’affronter des crises de la foi. Mais il s’agissait toujours, ou presque, de crises portant sur l’objet de la foi, c’est-à-dire d’erreurs que l’on appelle alors des hérésies. Or si de nouvelles contestations de la foi catholique sont apparues au 20e siècle, le phénomène de l’indifférence qui est aujourd’hui dominant ne se soucie plus du contenu de la foi chrétienne. C’est l’existence même de l’acte de foi qui apparaît incongru. Autrement dit, c’est dans le rapport entre l’acte de foi et la culture que se situe le cœur de la crise.
Dans ce rapport entre la foi et la culture, nous pouvons identifier trois sources de l’indifférence religieuse : la foi contre la religion, la raison contre la foi, enfin la culture qui doute de l’homme. Les deux premières, la foi contre la religion et la raison contre la foi, ont des racines très anciennes et ont imprégné ce que l’on appelle la modernité, cette période qui va de la Renaissance au 20e siècle. La troisième source, la culture qui doute de l’homme, est apparue très récemment avec la crise de la modernité et l’entrée dans ce que l’on appelle la postmodernité. Chacune de ces sources de l’indifférence vient ébranler un des trois aspects de la foi que nous avons évoqué dans la première partie : la vertu de religion, l’objet de la foi, et l’acte de foi. Voyons maintenant ce qu’il en est.
La foi contre la religion
Il est acquis que le christianisme est une religion. Et pourtant, il est une religion tout à fait particulière en ce qu’il est une religion qui ne repose pas sur la vertu de religion, cette vertu naturelle de l’homme, mais sur les vertus théologales de foi, d’espérance et de charité, qui sont des vertus que Dieu infuse en nos âmes. Le christianisme est une religion de la subordination du religieux à la grâce. Il en résulte notamment la conséquence suivante : l’acte intérieur de la foi est premier et est la source de l’acte de religion, que ce soient des pratiques morales ou cultuelles. Nous en avons de très bons exemples dans la littérature prophétique : à quoi servent les sacrifices, répètent constamment les prophètes, si l’amour de Dieu et du prochain n’est pas premier ? Et nous retrouvons cela dans la discussion de Jésus avec un scribe : « Aimer Dieu et son prochain vaut plus que tous les holocaustes et tous les sacrifices » conclut le scribe, à quoi le Seigneur répond : « Tu n’es pas loin du Royaume des Cieux ».
Or il se trouve qu’à la fin du Moyen Âge, à une époque où le christianisme était solidement implanté en Occident, survint le besoin d’un renouveau spirituel comme on en connaît à tous les siècles. Un renouveau spirituel consiste toujours dans la même chose : c’est un renouvellement de l’acte intérieur de la foi, c’est-à-dire de l’attachement personnel au Christ. Or, pour des raisons qu’il n’est pas utile ici de détailler, certains réformateurs allèrent très loin dans la critique de l’Église et affirmèrent qu’un retour à l’Évangile passait par le refus de tout ce qui était extérieur, parce que ce qui était extérieur n’était plus perçu comme une expression de la foi, mais comme une corruption de la foi ou, à tout le moins, un obstacle à la foi. Pour le dire sommairement, ils opposèrent la foi – la vie intérieure –, à la religion – les institutions extérieures – , et rejetèrent tout ce qui relevait de la religion pour ne plus retenir que la pure foi au Christ. On voit immédiatement où se trouve le problème : lorsque l’on s’aperçoit par exemple que l’on va à la Messe par routine ou par convenance, la bonne solution n’est pas d’arrêter d’y aller mais de retrouver les bonnes raisons d’y aller : recevoir le sacrement de Celui-là même qui est la source de notre vie intérieure.
Dans le même temps, la culture européenne connaissait un tournant politique : les nations émergeaient, les princes cherchaient à unifier les sociétés qu’ils gouvernaient sous une même loi et un seul souverain. Et puisque la religion était ce qui unissait le plus fortement les peuples, ils cherchèrent à mettre les institutions religieuses à leur service. Pensons par exemple au roi Henri VIII d’Angleterre qui en 1531 fait proclamer par l’archevêque de Cantorbery qu’il est désormais le « chef suprême de l’Église et du clergé d’Angleterre ».
Quelle est la conséquence de ce double mouvement, de réforme chrétienne d’un côté, d’affermissement du pouvoir politique de l’autre ? La vertu de religion se voit coupée en deux et sa dépouille partagée entre les prétendants : d’un côté, l’acte intérieur de la religion est absorbé par la foi, de l’autre l’acte extérieur relève de la politique. Avec cette précision que le jour où le pouvoir politique n’aura plus besoin d’une religion publique et extérieure, il s’en débarrassera.
Pourquoi cette histoire ancienne intéresse-t-elle notre vie de foi ? Tout simplement parce qu’elle a ancré notre culture dans l’idée que la relation de l’homme avec Dieu est une affaire strictement privée : non seulement la foi est réduite à l’acte intérieur de foi, mais la vertu de religion elle-même, pourtant naturelle à tout homme et naturellement publique, est ramenée à cet acte intérieur. Si je crois, il faut que ce soit dans mon coin, en catimini, au besoin en me faisant ma petite religion à moi. Et ma vie de foi, qui m’est le plus intime, doit rester mon affaire. Elle est incommunicable. Car tout témoignage extérieur, tout partage de ce qui me fait vivre, est immédiatement suspect d’endoctrinement, de prosélytisme. Nous, occidentaux, avons intériorisé l’idée que le témoignage ou même le simple acte religieux ne respecte ni la nature de la foi ni la conscience de celui qui écoute.
La raison contre la foi
Nous avons vu dans la première partie de cet exposé que la foi s’adressait à l’intelligence de l’homme comme son objet : croire, c’est croire en Dieu, et croire en Dieu, c’est le connaître par une illumination de la grâce.
À la même époque que la crise de la Réforme dont nous venons de parler, une autre évolution culturelle s’opère : non pas le développement des sciences, qui date du Moyen Âge, mais l’établissement d’un nouveau modèle pour les sciences, celui des sciences des corps, qu’ils soient physiques ou biologiques. Jusqu’à présent, l’idéal scientifique était porté par la théologie et la philosophie : les sciences reines étaient celles qui apportaient la sagesse. Mais les mentalités changent, et l’on s’enthousiasme pour ces nouvelles sciences qui s’intéressent au monde des objets matériels. De soi, il n’y a là rien de problématique. Sauf lorsque ces nouveaux domaines scientifiques, devenant dominants, se convainquent qu’ils sont les seuls vrais domaines scientifiques en appliquant le raisonnement suivant : seul ce qui est scientifique est rationnel ; or la vraie science est celle des corps ; donc ce qui n’est pas un corps, ce qui n’a pas de matière, n’est pas objet de savoir rationnel. La conséquence est immédiate : puisque Dieu n’est pas un corps mais est esprit, la connaissance de Dieu n’est pas affaire d’intelligence. De quoi la foi relèvera-t-elle alors ? Du sentiment ou de l’opinion. Voici par exemple ce que dit Pascal, le grand Pascal, grand scientifique et grand chrétien :
« C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison. » ( Les Pensées, Br. 278, L. 424).
Cette opposition du cœur et de la raison contredit toute la tradition de la sagesse judéo-chrétienne pour laquelle la connaissance de Dieu est le fondement de l’amour de Dieu.
Une seconde conséquence s’ensuit : si les sciences de la matière sont seules rationnelles, et si elles sont les seules à parler rationnellement des réalités matérielles, alors il s’ensuit que la contemplation de la création ne peut apporter aucune lumière de sagesse qui nous guiderait vers Dieu. La création devient muette sur le Créateur. Je me contenterai d’illustrer ce point avec deux citations, l’une de saint Augustin et l’autre, à nouveau, de Pascal. Le contraste est saisissant :
« J’ai interrogé la terre, […] ce qui vit à sa surface, […] la mer et ses abîmes et les êtres animés qui y évoluent, […] les souffles aériens et le royaume de l’air avec ses habitants, […] le ciel, le soleil, la lune, les étoiles : Nous ne sommes pas le Dieu que tu cherches m’ont-ils affirmé. Alors j’ai dit à tous les êtres qui entourent les portes de mes sens : Parlez-moi de mon Dieu, puisque vous ne l’êtes point, dites-moi quelque chose de Lui ». Et ils m’ont crié de leur voix puissante : C’est Lui qui nous a faits. C’était par ma contemplation même que je les interrogeais, et leur réponse c’était leur beauté. » ( Confessions, X, vi, 9).
« Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » ( Les Pensées, Br. 206, L. 201)
À nouveau, nous avons intériorisé dans notre culture ce refus de l’intelligence de la foi, ce refus que la foi soit une illumination pour notre esprit, une entrée dans la connaissance vraie de Dieu qui nous conduit à l’amour. Nous assimilons inconsciemment la vie de l’intelligence à de l’intellectualisme – ce que, il est vrai, il tend bien souvent à devenir ! –, incompatible avec une relation interpersonnelle authentique avec le Seigneur. Connaître n’est pourtant pas réservé aux scientifiques, cela appartient à la nature de chaque homme.
La culture qui doute de l’homme
La troisième mutation culturelle que j’aimerais évoquer prend place dans les décennies suivant la seconde guerre mondiale. Pour bien comprendre ce en quoi elle a consisté, il est nécessaire de revenir un instant sur les deux étapes précédentes, celles qui définissent la modernité : d’une part, la religion absorbée par la foi ou la séparation entre l’acte intérieur, intime et privé, et l’acte extérieur, du domaine public ; d’autre part, la raison contre la foi, ou le repli de la foi dans le sentiment et la perte d’un regard de sagesse sur la Création. Nous avons en effet vu leurs conséquences pour la foi. Mais elles eurent aussi des conséquences sur la conception de l’homme dans la culture européenne.
En opposant la foi à la religion, les Réformateurs pensaient d’abord à raviver la foi et à la garder pure. Et, de son côté, le politique pensait y gagner en indépendance et en souveraineté. Mais cette dissociation à l’intérieur de l’homme entre le privé et le public ne fut pas sans effet néfaste : en définitive, elle impliquait que les activités temporelles, les activités de l’homme dans ce monde, n’étaient pas assez dignes pour être mêlées à Dieu. Comme si tout ce que nous faisons à l’extérieur de nous-mêmes n’était que pour cette vie, et ne valait finalement que pour son utilité ici-bas : gagner sa vie, faire des études pour avoir un métier, acheter et vendre, consommer et se distraire. Or voilà précisément ce qui est aujourd’hui la préoccupation exclusive de nos sociétés. Si nous sommes saisis par la frénésie des actes extérieurs, et si nous avons accepté l’idée que les actes extérieurs n’ont rien à voir avec Dieu, il n’est pas étonnant que Dieu n’ait plus beaucoup de place dans notre vie.
L’opposition de la raison et de la foi eut aussi un effet néfaste. Car elle ne tarda pas à déborder le seule cadre de la foi pour s’étendre à ce qui touche à la recherche de la vérité et du bien en général : en réservant l’usage de la raison aux objets matériels, la vie de l’intelligence s’appauvrissait progressivement, ce qui conduisait à ne plus voir dans la raison qu’un outil et dans la recherche de la connaissance un intellectualisme. Certes, en investissant toute son énergie dans les sciences de la matière et dans l’essor de la technique, l’homme européen développa une maîtrise exceptionnelle de la nature dont nous voyons aujourd’hui les fruits : l’avion, l’informatique, les télécommunications, le traitement des maladies, le génie génétique, etc. sont des conquêtes remarquables. Mais cet investissement a aussi son revers : la raison d’en-bas étouffe la raison d’en-haut, et l’homme européen ressemble de plus en plus à un microcéphale aux longs pieds, agile sur la terre, mais se contentant de réflexions enfantines dès lors qu’il s’agit du sens de la vie. Il n’est pas étonnant que nos nouveaux héros soient les stars : un corps de rêve et une tête vide.
Ces deux pertes de dignité humaine, la valeur des activités extérieures et l’amplitude de la vie de l’intelligence, apparurent avec plus d’éclat après les grands massacres du 20e siècle : la politique transformée en religion de substitution avait accouché des totalitarismes, la science du matériel avait servi l’industrialisation de la guerre. Ce qui faisait l’orgueil de l’homme, des sociétés civilisées et civilisatrices, une science triomphant de tous les obscurantismes, devint un lieu de doute. Et en cinquante ans ce doute sur les activités dans lesquelles l’homme occidental avait mis sa gloire, s’est propagé comme une épidémie et est devenu un doute sur l’homme lui-même. Peut-être, finalement, ne sommes-nous que le produit de l’évolution d’une bactérie. Peut-être, finalement, nos pensées ne sont-elles que le produit de réactions chimiques. Peut-être, finalement, tout ce que nous pensions comme évident – la distinction entre l’homme et la femme, entre l’enfant et l’adulte, entre l’homme et l’animal, etc. – n’est-il que le fruit de constructions culturelles sans fondement. Ce doute, c’est-à-dire la crainte d’affirmer une vérité ou de s’engager pour la vérité, emporte des conséquences à la fois pour la culture et pour l’homme lui-même.
Toute crise de la vérité nourrit en effet le scepticisme ou le relativisme parce qu’elle conduit l’intelligence à douter de sa capacité à émettre un jugement sur la réalité. Mais la spécificité du doute postmoderne est qu’il porte sur les mots ou les concepts par lesquels l’intelligence exprime ses jugements. De ce point de vue, notre crise de la vérité est d’abord culturelle, elle est une crise de la signification : les mots ou les concepts dont nous nous servons tous les jours, nous doutons qu’ils soient à même d’exprimer valablement la réalité. L’Art Contemporain reflète fidèlement ce doute, lorsqu’il fait du détournement et de l’ironie son mot d’ordre, du concept son matériau de travail. Pour la foi chrétienne, cette crise de la signification est mortelle. Comme nous l’avons vu, en effet, l’acte de foi ne se paye pas de mots, il a un besoin impérieux de ces mots pour conduire l’intelligence vers la connaissance de Dieu. Dire : « Je crois en Dieu créateur du ciel et de la terre », c’est véritablement affirmer au moyen de mots une origine à toutes les réalités qui nous entourent, affirmer que Dieu est Celui qui les a faites et, par suite, commencer à regarder le monde avec le regard de Sagesse, de Justice et d’Amour de Dieu Lui-même. Saint Augustin en tirait, dans la citation précédemment rapportée, un dialogue de l’âme avec les créatures qui le conduisait à aimer Dieu, « Beauté première ». Mais si les mots « Dieu », « créer », « ciel » et « terre » perdent leur signification, c’est-à-dire s’ils ne nous parlent plus de la réalité, alors notre affirmation de foi nous guide vers du vide ou du virtuel, elle devient incapable de conduire à la contemplation de Celui qui est la Vérité. Le Credo est dès lors comparable à un jeu poétique sans conséquence, à la manière dont on peut déclamer « La terre est bleue comme une orange » (Paul Éluard) pour le seul plaisir des oreilles, chacun étant libre de donner à ce vers la signification qu’il veut. Or, s’il me revient, à moi de conférer sa signification au Credo, ce sera peut-être une belle signification mais ce ne sera pas la vérité : le Credo n’exprimera plus ce que Dieu a révélé de Lui-même, seulement mes petites idées sur Dieu. La même chose vaut pour la liturgie, qui est un ensemble de signes offerts à notre intelligence pour nous guider jusqu’aux mystères auxquels Dieu veut nous faire participer. Célébrer la Messe, c’est entrer dans, être associé à l’action par laquelle Dieu nourrit ceux qu’Il a sauvés de sa Vie même. Mais si la crise de la signification de notre culture commence à nous imprégner, alors les mots et les signes de la liturgie ne nous conduisent à rien de réel, ils tournent à vide, et la liturgie nous ennuie, sa répétitivité nous lasse. La crise liturgique de ces quarante dernières années est la meilleure manifestation de la crise culturelle que nous traversons : elle s’est alimentée dans le fait que l’on ne demandait plus au rite de nous donner Dieu mais de nous parler de nous-mêmes, plus de nous faire rencontrer le Seigneur tel qu’Il est mais de nous faire vivre des expériences ou éprouver des sentiments conformes à notre attente.
La culture qui doute de l’homme conduit aussi ce dernier à douter de sa capacité à s’engager, à être maître de sa vie en la mettant au service de Dieu et du prochain. Il y a là une perte de confiance en soi et en l’autre qui isole la personne humaine, qui la replie sur le moment présent et sur les besoins ou les envies surgissant constamment. Nous voyons apparaître depuis un demi-siècle cette tendance lourde à ne plus pouvoir se lier dans la durée à rien ni à personne. Pour ce qui relève de la foi, l’exemple le plus frappant c’est l’évolution de la pratique religieuse : on dit croire en Dieu, mais cette foi n’engage pas à une pratique, et si l’on fait l’effort de pratiquer, ce sera de temps en temps, quand l’envie ou l’opportunité apparaîtra. Alors que la foi requiert une approfondissement permanent pour porter du fruit, on reste finalement toujours sur le seuil par peur de perdre sa liberté, alors que c’est justement la fidélité qui fait entrer dans la liberté.
Pour reprendre les trois traits culturels qui viennent d’être évoqués, on peut dire que dans la sécularisation à laquelle notre foi est confrontée deux vagues méritent d’être distinguées : la première vague est celle qui nous vient des débuts de la modernité. Elle possède encore la force de l’habitude tant elle a imprégné notre culture, mais elle tend progressivement à s’estomper. Elle se caractérise par la privatisation de la religion et son cantonnement dans le sentiment. Et elle atteint la foi parce que 1/ Elle l’empêche d’unifier la vie théologale avec le reste de la vie humaine et, 2/ Parce qu’elle dénie à la foi d’être une lumière dans l’intelligence, d’être raisonnable et rationnelle.
La seconde vague de la sécularisation, celle qui croît en puissance depuis cinquante ans, est très différente. Elle véhicule moins de doutes sur Dieu que de doutes sur l’homme. Elle ne nous dit pas que la foi est irrationnelle, mais que la raison est incapable de connaître Dieu. Elle ne nous dit pas que la foi est du domaine privé, mais que pour préserver le domaine privé il ne faut s’engager en rien, surtout pas par un acte de foi. La première vague de sécularisation faisait de l’homme la mesure de toute chose, elle menaçait de réduire la foi chrétienne à « Dieu pour moi ». La seconde vague de sécularisation est plus radicale : le Moi y est la mesure de toute chose, mais un « Moi » incertain de lui-même autant que de ce qui l’entoure. Dès lors, la foi chrétienne est prise dans la contradiction suivante : Dieu m’intéresserait pour autant qu’Il serait un « Dieu pour moi », mais ni l’une ni l’autre réalité n’ont assez de consistance pour sortir de ce conditionnel.
Le remède de la foi et les remèdes pour la foi
Nous avons vu d’où venaient les difficultés de la vie de la foi dans le monde sécularisé. L’indifférence, qui est leur fruit, conduit à deux situations individuelles bien distinctes, celle de l’abandon de la relation avec Dieu, et celle de la tiédeur. À la première, la foi répond comme un remède, à la seconde il faut des remèdes pour venir au secours de la foi.
L’abandon de la relation avec Dieu : la foi comme remède
Vivre comme si Dieu n’existait pas est aujourd’hui, et de loin, la situation la plus commune. Et voir des enfants, des petits-enfants ou des proches s’éloigner de la foi est profondément douloureux. On est désemparé. On aimerait pouvoir leur donner la foi, si cela ne revenait à Dieu seul. Ce que Dieu devrait faire nous semble évident, mais Il ne le fait pas et, cruelle impuissance, nous ne pouvons suppléer. Cette situation conduit d’ailleurs certains à se reprocher la crise de la foi qu’ils constatent autour d’eux (« Si les chrétiens étaient un peu plus rayonnants ! » ; « L’Église devrait plus être comme ci, ou comme ça »…), alors pourtant que depuis cinquante ans, tout a été essayé pour proposer la foi de manière renouvelée. Certes, le manque de sainteté est un frein essentiel à la fructuosité du témoignage du chrétien mais, tout ce qui précède cherchait à le montrer, l’indifférence actuelle a une source principalement culturelle. Entre les chrétiens qui parlent et la grâce de l’Esprit qui rend le cœur disponible, il y a cette cloison d’une culture en crise qui détache le langage du réel et délie la volonté de ses engagements les plus profonds.
Maintenir une vie de foi personnelle oblige à remonter un puissant courant culturel collectivement entretenu. À l’inverse, s’abandonner à ce courant revient à consentir à trois aliénations :
- La première aliénation est la privation de la vie spirituelle : le matérialisme rend indifférent, l’obsession pour les biens de ce monde conduit à oublier que l’on a une âme, la réduction de la vie humaine à des actes extérieurs entendus comme purement utilitaires conduit à ne plus pouvoir vivre en soi-même, à ne plus pouvoir prendre de recul sur la vie que l’on mène. On vit parce qu’il faut vivre, non plus pour bien vivre et épanouir toutes les dimensions de la personnalité humaine. Nos sociétés multiplient les occasions de distraction – toute différente du loisir, ce temps de la liberté retrouvée – comme autant robinets de morphine : la distraction-consommation est l’opium du peuple.
- La deuxième aliénation est la privation de vertu de religion : le sens religieux est investi dans les conquêtes de jouissance ou de puissance (du pouvoir d’achat au pouvoir d’avoir un enfant conforme à ses désirs), les peurs apocalyptiques (le réchauffement planétaire) et les spiritualités bon marché. L’homme adore ses désirs, par le truchement d’une vie sociale toute organisée autour de leur satisfaction, moyennant l’acceptation d’une régulation croissante de sa vie par la sphère politique. Le service de cette idole à deux têtes (le « Moi désirant » et le « Tout-Politique ») a ses rites et sa Loi : règles de pureté rituelles (les normes hygiénistes et de sécurité), et encadrement à l’infini par le droit de toutes les situations humaines.
- La troisième aliénation est la privation de l’ouverture au surnaturel : la Parole est semée, mais elle ne trouve pas une terre dans laquelle fructifier. Les appels à rencontrer Dieu ne manquent pas, tant au travers des joies que des épreuves, ou des signes fugitifs de la vie quotidienne, mais les occasions passent sans être saisies. On reste sur le seuil, cultivant le doute et la reprise de soi, par peur d’être entraîné là où l’on ne voudrait pas aller. On y voit une marque de liberté là où il n’y a que pusillanimité de serf.
Renverser une culture en crise, une culture qui rend la foi difficile, dépasse les forces d’un seul ou de quelques uns. À titre individuel, Dieu se fraie malgré tout des voies dans les âmes de certains : Il leur donne d’expérimenter une libération à l’image de celle des juifs conduits par Moïse hors d’Égypte. Car la grâce peut tout, et les conversions que l’on constate doivent être pour les chrétiens une raison de retrouver confiance. Il reste cependant que Dieu permet à notre société de continuer sur sa lancée mortifère. Et la raison me semble à nouveau devoir être cherchée dans le Livre de l’Exode : il faut avoir subi l’esclavage pour reconnaître la puissance libératrice de la foi. Si Dieu permet actuellement l’esclavage, et avec une telle intensité, c’est que le salut est proche. On peut à cet égard proposer un pronostic. L’esclavage domine actuellement parce qu’il est un esclavage doux, un esclavage par les désirs : « Travaillez pour consommer, et consommez pour ne penser à rien d’autre ». Mais l’écœurement gagne, l’argent commence à manquer, les ravages d’une vie que l’on ne maîtrise plus font monter le ressentiment et, surtout, les victimes s’accumulent sur le bord de la route. Nous sommes aujourd’hui à plus de 12% de personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté, et nous pourrions rajouter tous ceux qui sont en détresse affective, en manque de solidarité familiale, etc. Il me semble donc que, très bientôt, la foi pourra à nouveau paraître pour ce qu’elle est : une libération. La foi au Christ est le remède à l’indifférence qui en a assez de se nourrir d’indifférence.
Les remèdes pour la foi éprouvée
Le diagnostic qui a été porté dans la seconde partie de cet exposé contient déjà l’indication des remèdes qui doivent être régulièrement appliqués aux endroits douloureux ou sujets à plus de risque. Je ne m’étendrai donc pas, mais j’insiste sur la nécessité de leur prise régulière dans les conditions actuelles. Trop de cas me viennent à l’esprit où la foi était en danger faute d’avoir été fortifiée convenablement. Distinguons donc cinq points d’effort :
- L’affermissement du sens religieux : pour ne pas s’évader de la vérité de notre condition humaine, marquée par la finitude mais aspirant à l’absolu, il est nécessaire de garder le contact avec la création, sa beauté, sa grandeur, sa puissance, sa justice. Reprendre l’appel de saint Augustin : « Parlez-moi de Dieu ». Des moments de contemplation, des moments d’émerveillement simple, mais aussi, pour ceux qui s’intéressent aux sciences, des moments d’action de grâce pour les trésors insondables de sagesse enfouie dans les choses qu’elles mettent à jour.
- L’unité du témoignage de foi : témoigner de ce que l’on est, vivre de ce que l’on annonce, tout en sachant s’adapter aux personnes qui nous entourent. Il est nécessaire de sortir de la fausse alternative entre discrétion et prosélytisme. Le témoignage juste ne se détermine pas par rapport à des stratégies d’évangélisation ou des théories du témoignage implicite, c’est-à-dire par rapport aux autres, mais par rapport à Celui que l’on annonce, qui est Vérité et Amour.
- La nécessité d’approfondir sa foi, de la nourrir pour être attaché à Dieu non par le sentiment mais par l’illumination de sa présence. Il faut passer du temps à se nourrir de la Parole de Dieu pour rentrer dans son intimité, pour qu’elle parle dans notre vie, qu’il s’agisse de l’Écriture Sainte ou du Magistère, des Pères de l’Église ou des grands maîtres de la spiritualité chrétienne.
- Désirer la Vérité qui est Dieu : la connaissance de Dieu, sa contemplation est le sommet de la vie de notre intelligence. Pour goûter les affirmations de notre foi, il est nécessaire d’y revenir fréquemment, de cribler nos idées sur elles avec le Catéchisme, de se laisser porter vers Dieu par les signes de la liturgie. Saint Augustin exprimait cet état de l’intelligence aimante face à Dieu dans une formule splendide : O aeterna veritas et vera caritas et cara aeternitas ( Confessions VII, 10, 16). « Ô éternelle vérité, et vraie charité et chère éternité ».
La fidélité dans la vie de foi : installer des rythmes réguliers de la vie de foi est indispensable pour que croisse l’attachement au Christ, au Père et à l’Esprit. Dans un couple, personne ne songerait à entretenir l’amour par un énorme cadeau chaque année avec rien entre les deux. Il en est de même avec Dieu.
Source : Les dominicains. Couvent de Toulouse