L’économie envahit de plus en plus l’univers que nous habitons. Le commerce impose ses manières de faire et ses exigences. Il est fortement supporté par la publicité. Notre quotidien est encadré dans des rapports de ventes et d’achats; les relations commerciales le structurent. Dans les villes, la vie s’organise autour des centres commerciaux. Les magasins et les boutiques nous occupent et nous distraient. Ils fabriquent l’actualité, la devancent et la modifient à leur guise.
Comment l’économie arrive-t-elle à ses fins? Par quels moyens le commerce parvient-il à construire son empire? Quels principes guident les fabricants d’annonces publicitaires? On a compris une chose toute simple dans cet univers: il faut attirer l’attention et convaincre en faisant appel au désir qui habite l’être humain. Tu as faim? J’ai pour toi quelque chose qui va te rassasier? Tu as mal à la tête, n’est-ce pas? Tu veux te débarrasser de cette douleur? J’ai un comprimé efficace pour te soulager! Et l’affaire est dans le sac!… L’autre achète!
Prenons comme exemple la fête de Noël. Officiellement, la fête a une date précise: le 25 décembre. Mais dès le début de novembre, quand l’Halloween est passé, les commerces se décorent aux couleurs de Noël. On sort les sapins, les boules et les cloches, les petites lumières multicolores. Parfois une crèche, mais de moins en moins. Les haut-parleurs diffusent des chants de Noël. Les Pères Noël apparaissent dans les centres commerciaux et s’installent dans leur petit village de lutins et de «jouets par milliers», comme dit la chanson.
Les clients s’amènent. Ils regardent, admirent et finalement achètent. Ils achètent des produits qui sont en montre, mais surtout ils achètent la fête, et la fête à la manière des commerces. Le sapin rentre à la maison avec ses décorations, les couronnes s’accrochent à la porte d’entrée, la radio diffuse le folklore musical du temps des fêtes, les Pères Noël peignent leur barbe et défripent leur costume rouge. Dès le début de décembre commencent les soirées et les partys de Noël. Échanges de cadeaux, bons voeux de circonstance, petits hors-d’oeuvre, tourtières et gâteaux aux fruits. Et ça dure quelques semaines, jusqu’au 25 pour les plus tenaces.
Que s’est-il passé entre le 1er novembre et le 25 décembre? On s’est saoulé «le dedans de pathétique», comme dirait Claude Léveillée. On s’est réveillé le désir et on l’a aussitôt comblé. On a remarqué en soi un besoin et on y a répondu immédiatement. Parfois et de plus en plus souvent, le besoin n’existe pas, mais on laisse l’environnement le créer et le gaver au point d’en redemander. Le 25 décembre, on en a ras le bol. Le sapin se retrouve dans la poubelle et le Père Noël range son habit et ses grelots. La fête est épuisé. Le plaisir est consommé. L’ivresse est éteinte.
Pendant ce temps, la liturgie fait son petit bonhomme de chemin. En toute discrétion. Elle prône un temps de Noël différent. Elle le fait commencer le 25 décembre et le termine le 2 février. Entre les deux dates, quelques fêtes, différentes les unes par rapport aux autres pour faire ressortir les riches harmoniques du mystère.
Mais alors que fait la liturgie pendant la période où ailleurs on célèbre le culte commercial? Pendant le mois de décembre, la liturgie attend, et attend, et attend… Elle dépouille le temps pour que le désir s’éveille, se dégourdisse, s’étire, se développe et grandisse. Pendant qu’ailleurs on répond immédiatement au moindre besoin, elle fait patienter le désir. À l’instantanéité publicitaire, elle oppose la durée et l’attente. Elle demande au désir de manifester ce qu’il cherche, de dire bien haut ce qu’il attend. Elle creuse la terre pour atteindre la veine profonde d’où la source pourrait jaillir. Bref, elle construit la personne dans ce qui la fait vivre: son désir!
Car l’être humain ne vit que par son désir. Peut-il aimer si le désir n’existe pas? Peut-il vouloir vivre si le désir est absent? Peut-il donner un sens à sa vie si le désir n’est pas là? Le bonheur est fait avant tout des aspirations que nous portons et non des plénitudes que nous atteignons. Nous vivons des quêtes qui nous habitent. Nos recherches et nos attentes sont nos plus belles richesses. Nos déclarations d’amour ne révèlent-elles pas qu’il y a en nous un espace qui veut être comblé? Ce vide intérieur nous mobilise. Il nous fait entrer en relation avec les autres. Il appelle l’imagination et le talent à la rescousse; à cause de lui, nous devenons créateurs dans tout ce que nous entreprenons.
Noël, c’est quelle date, cette année? On pose parfois la question, histoire de faire un peu d’humour. Mais peut-être que la question est plus sérieuse que nous le pensons. Il existe au moins deux calendriers qui ne comportent pas les mêmes fêtes et ne poursuivent pas les mêmes buts. L’essentiel: permettre au désir de se déployer au coeur de la fête.