Chaque année, je suis un peu étonné d’apprendre que certains de mes étudiants, et une bonne partie de ceux qui assistent à mes conférences sur le bouddhiste, pensent que je suis bouddhiste. Ils ont du mal, sans doute, à comprendre comment il est possible que quelqu’un puisse porter un regard si positif sur le bouddhisme, apprécier vraiment la cohérence interne de cette tradition et en parler avec enthousiasme sans être bouddhiste lui-même. Quand ils apprennent que je suis chrétien, ils sont souvent extrêmement étonnés. Certains d’entre eux me demandent comment je peux continuer à croire en Dieu, à être chrétien après avoir étudié le bouddhisme en profondeur, tant ils sont sûrs que cette voie répond mieux aux besoins spirituels du monde contemporain.
C’est pour répondre à cet étonnement que Dennis Gira, professeur à l’Institut catholique de Paris, reconnu par les bouddhistes eux-mêmes comme un des meilleurs spécialistes du bouddhisme, a écrit cet essai qui cherche à faire comprendre un cheminement, à éclairer une conviction, à étayer « les raisons de mon choix ».
P 31. Ces images de Dieu qui rendent la foi difficile
Quand je parle avec mes amis bouddhistes français, pour qui l’idée de Dieu n’a absolument aucun sens, j’essaye de me mettre à leur écoute pour comprendre leur expérience. Leur discours sur la non-existence et la non-pertinence de Dieu m’étonne souvent, parce que je ne reconnais pas du tout, dans le Dieu dont ils parlent et qu’ils rejettent souvent avec beaucoup de véhémence, le Dieu en qui je crois. En même temps, ce discours m’aide à entrer pleinement dans la véritable dynamique de la foi chrétienne. En effet, en l’écoutant, je me rends compte à quel point je suis moi-même prisonnier de certaines manières de dire et de penser Dieu qui pourraient me conduire un jour au même abandon qu’ils ont vécu si je ne faisais pas l’effort de les purifier en revenant constamment aux sources chrétiennes – la Bible et la Tradition – pour tout à la fois me laisser déranger par elles et m’en nourrir.
A propos des images qui peuvent conduire au rejet de Dieu, je pense souvent à une soirée que j’ai passée avec une vingtaine de bouddhistes et de personnes qui s’intéressaient au bouddhisme. J’avais été invité à venir méditer une heure avec eux, puis à leur parler de ma recherche sur le bouddhisme. Après la méditation ( une belle heure de silence), j’ai raconté mon itinéraire : le séjour au Japon, les études, mon engagement dans l’Église et dans le dialogue interreligieux. Comme la soirée était très informelle, plusieurs personnes, visiblement étonnées d’apprendre que je continuais vraiment à croire en Dieu, m’ont interrogé sur cette foi. Alors, au lieu de répondre immédiatement à leurs questions, je leur ai demandé pourquoi ma en Dieu les surprenait. Cela a été le commencement d’un échange étonnamment enrichissant pour nous tous. Tour à tour, chacun s’est exprimé sur son « positionnement » par rapport à Dieu. La qualité d’écoute de chacun était exceptionnelle, ainsi que l’empressement à partager ses expériences et ses idées sur le sujet. Sans doute était-ce dû en bonne partie au choix qu’ils avaient fait de se rassembler toutes les semaines pour méditer. La quête intérieure authentique porte toujours un fruit positif !
Les témoignages que j’ai entendus ce soir-là m’ont fait plus que jamais réaliser à quel point les multiples images que les hommes et les femmes ( croyants ou non-croyants) se font de Dieu peuvent rendre la foi en Lui difficile, voire impossible. Les images négatives qui ont été évoquées ce soir-là sont bien connues ; c’étaient celles du Dieu qui veille à ce que l’homme reste à sa place ; de celui qui, prêt à juger et à punir chaque manquement à ses commandements, scrute tous les actes, et même les pensées ; de l’excellent comptable, prêt à récompenser ceux qui agissent bien, du Père qui exige la mort de son propre Fils, car seule cette mort, et la souffrance affreuse qui l’accompagne, peut Le satisfaire, tant Il a été blessé par le péché de l’homme. Plusieurs ont exprimé aussi la souffrance que ces images leur avaient causée : la culpabilité morbide et paralysante qui accompagnait leur foi en Dieu, et qui avait été renforcée et nourrie par l’Église ; le sentiment d’avoir été infantilisés par la foi. Il était impossible, évidemment, de rester insensible à ces témoignages, et surtout à la souffrance dont ces personnes se faisaient l’écho. Impossible de ne pas souffrir moi-même du fait que ces images, d’une manière ou d’une autre, aient été transmises par des chrétiens qui appartenaient à la même Église que moi. Impossible de ne pas admettre que j’avais souffert moi aussi, dans ma jeunesse, d’images semblables. Impossible, enfin, de ne pas me réjouir du fait que ces personnes, en se libérant de ces images de Dieu, soient parvenues à une véritable paix intérieure. En effet, il est tout à fait clair que le Dieu qu’elles avaient rejeté était absolument « rejetable » et que ce rejet avait joué un rôle important dans leur progrès spirituel. Comment ne pas m’en réjouir ? Cependant j’étais convaincu en les écoutant que ce Dieu-là ne correspondait absolument pas au Dieu de la foi chrétienne.
P42 Jésus-Christ
Je serai toujours reconnaissant à ceux qui, ce soir-là, m’ont demandé de parler de ma foi en Dieu parce qu’ils m’ont obligé à aller encore plus loin ! Ils voulaient en effet comprendre aussi comment je pouvais affirmer que Dieu donnait sens à ma vie d’homme et aux relations que j’ai pu nouer tout au long de ma vie. C’est en grande partie grâce à eux que j’ai donc enfin parlé de Jésus-Christ. J’aurais sans doute dû commencer par lui ; en effet, comment un chrétien qui veut parler de Dieu pourrait-il ne rien dire de celui qui littéralement l’incarne dans ce monde ? Ce que je leur ai dit ce soir-là le concernant n’a d’ailleurs été que le point de départ d’une méditation qui se prolonge encore aujourd’hui, qui m’a aidé à mieux comprendre la véritable richesse de la foi chrétienne et qui, au fond, m’a confirmé dans mon choix de la « Croix ».
P 44 Jésus-Christ, homme de relation par excellence.
En lisant l’Évangile, j’ai toujours été frappé de voir à quel point Jésus souligne l’importance de la relation. Il ne cesse en effet d’y parler de celles qu’il vit avec le Père, avec ses disciples, avec tous, et aussi des relations que les hommes vivent entre eux. L’Évangile sera donc le point de départ de ma réflexion. […].
Très souvent, lors de discussion avec des amis, des collègues, la famille, les étudiants… il m’est arrivé de rêver que le Christ puisse répondre directement à toutes les questions difficiles que chacun se pose et pose sur Dieu. Si seulement il avait été là pour répondre aux questions de mes amis bouddhistes sur les images de Dieu, sur le problème du mal, de l’anthropomorphisme ! Si seulement ils avaient pu lui demander de répondre à la question « qui est Dieu ? » ! Quelle merveille cela aurait été ! Imaginez, par exemple, un livre de Jésus-Christ sur Dieu. De quoi faire rêver tous les théologiens et tous les philosophes du monde.
A ce moment-là, pourtant me revient toujours en mémoire le dialogue de l’apôtre Philippe et de Jésus, avant la Passion ( Jn 14, 8-9). Si ce dernier avait voulu donner sur Dieu un discours savant qui aurait pu changer l’histoire intellectuelle du monde, il avait là une occasion en or ».
« Seigneur, monter-nous le Père, et cela nous suffit » : cette demande de Philippe est un peu celle de chaque chrétien, et peut-être surtout de ceux qui doutent. Mais Jésus répond simplement : « voila si longtemps que je suis avec vous, et tu ne me connais pas, Philippe ? Qui m’a vu a vu le Père ». Une occasion manquée ? peut-être pour qui veut tout savoir sur Dieu. Mais, en réalité, la seule réponse qui nous permette vraiment de Le « connaître », et de saisir à quel point cette « connaissance » dépend de la qualité de la relation qui s’est établie avec Lui en Jésus-Christ.
P 47 : Jésus-Christ : la manière d’être de Dieu dans ce monde.
La manière d’être de Jésus-Christ parmi les hommes, c’est la manière d’être de Dieu dans ce monde. Je comprends aujourd’hui que ce n’est pas d’abord mon expérience de l’amour – dans ma famille, comme enfant, puis dans mon couple, etc.- qui m’a conduit à croire que Dieu était amour, même si cette expérience m’a permis d’être sensible à cette proposition de la foi. Ce qui m’y a conduit, en réalité, c’est bien plutôt l’amour que le Christ manifeste à chacun, cet amour qui vient de Dieu et qui dépasse notre entendement. […].Les chrétiens accueillent comme un commencement de réponse ces mots du Christ : « Qui m’a vu a vu le Père. ». Nous avons déjà dit que Dieu n’était pas tout-puissant selon nos critères de la toute-puissance. Mais, nous pouvons aller beaucoup plus loin. En effet, si Dieu est roi, Il l’est comme le Christ l’a été, c’est-à-dire roi crucifié ! C’est absolument inimaginable, impensable ! Oui,… et c’est pourquoi la Croix du Christ sera toujours un scandale pour l’homme. Si Dieu est tout-puissant, c’est la toute-puissance du Christ qui aime jusqu’à se donner pour ceux qu’il aime. Cela ne correspond absolument pas au pouvoir illimité que nous associons à la notion de toute-puissance ! Peut-on vraiment dire que la foi chrétienne est une forme d’anthropomorphisme quand en réalité elle renverse les « valeurs » auxquelles tiennent les hommes ? La manière de vivre et d’être de Jésus-Christ est finalement ce qui peut sauver les chrétiens du piège de l’anthropomorphisme qui guette tous les hommes, y compris- de manière paradoxale – ceux qui rejettent Dieu.