2ème épisode : Chapitre Un reflet du Christ de compassion
(1er épisode en mars)
Assis au coin du feu, dans le calme de sa chambre, frère Roger dit : j’aime l’âge que j’ai maintenant. C’est un âge qui compte. Peut-être inspiré par l’attitude de sa mère à l’égard de cette vie et de celle qui doit suivre, il ne redoute pas la mort. N’est-elle pas un doux repos, le passage à une nouvelle vie ? Et, avec l’âge, le regard intérieur s’approfondit.
Frère Roger pense que la vie intérieure se développe bien souvent depuis la jeunesse. Avec l’âge, elle est seulement confirmée. Pour certains, cette confirmation est donnée imperceptiblement, tout au long de l’existence. Pour d’autres, elle peut prendre la forme d’une vision de Dieu, du Christ, de la Vierge. Il croit à l’authenticité de certaines visions. Cependant, elles doivent être considérées avec précaution. Les saints ne sont pas nécessairement ceux qui voient Dieu. La plupart d’entre nous sont appelés toute la vie à croire sans voir. Et il y a cette promesse d’Évangile : Heureux ceux qui croient, qui donnent leur confiance, sans avoir vu. Même quand nous ‘en éprouvons aucune résonance sensible dans notre cour, la mystérieuse présence du Christ ressuscité demeure en nous.
Pour Frère Roger, la prière est un humble abandon de soi, elle conduit à dire au Christ : Tu vois qui je suis, je ne veux rien te cacher de mon cour. Elle est une attitude d’attente, un Viens Seigneur ! qui surgit en soi jour après jour. Elle n’est pas le privilège de quelques-uns. La foi est une confiance toute simple, si simple que tous peuvent l’accueillir. La prière est toute simple. Il est des périodes où l’on prie avec peu de paroles, parfois tout peut même se passer dans un grand silence. Il en est qui disent à l’infini quelques mots, toujours les mêmes. Parfois l’enthousiasme (enthousiasme signifie être saisi par Dieu ) est soulevé par une prière commune et liturgique, à quelques-uns ou avec beaucoup d’autres. Cette prière commune, avec la beauté du chant, peut faire avancer vers une transfiguration de notre personne.
Il est des gestes qui deviennent prière. Des actes de pardon, de réconciliation, de compassion, la lutte pour demeurer fidèle à un engagement pris sont un langage adressé au Christ : Ils lui disent notre amour. Le corps eut aussi exprimer une prière. A la fin de l’Évangile de Luc, on voit les apôtres prosternés le front au sol. Cette attitude signifie clairement l’offrande à Dieu de sa propre personne, corps et esprit. Et Frère Roger ajoute encore : la prière serait bien limitée si elle évacuait le sens du mystère, l’intuition, la poésie.
Après toute une vie de lutte, quand Frère Roger regarde en arrière, a-t-il des regrets ? des regrets ? Non pas vraiment. Il avait saisi la question presque avant qu’elle ne soit posée. Il y a plutôt de la reconnaissance à savoir que le Christ peut tout transfigurer, au point que nous construisions aussi avec les événements les plus graves. Même la souffrance peut trouver un sens.
La souffrance aurait-elle donc une valeur ? Il n’y a rien de plus difficile que de répondre à cette question. Elle monte souvent dans le cour humain : Dieu permet-il la souffrance, l’injustice, la maladie ? Certains pensent parfois que Dieu, par la souffrance, veut comme éduquer la créature humaine. Non, Dieu ne veut aucune souffrance sur la terre, ni les conflits armés, ni la violence des accidents, ni la haine, ni la torture.. Frère Roger revoit ce lépreux de Calcutta qui, élevant les bras avec ce qui lui restait de mains, se mit à chanter : Dieu ne m’a pas infligé un châtiment, je le chante parce que ma maladie est devenue une visite de Dieu.
Pourquoi Dieu n’empêche-t-il pas le mal ? C’est qu’il laisse l’être humain libre de décider personnellement du sens de sa vie, libre de répandre dans le monde un levain de réconciliation ou un ferment d’injustice. Mais, c’est ici que frère Roger voit apparaître ce qu’il considère comme un miracle, ce que le lépreux de Calcutta avait pressenti : Dieu n’assiste as passivement à la peine des humains. Par le Christ, Dieu souffre avec nous. Le Ressuscité accompagne chaque être humain, il en a compassion. Avoir compassion signifie souffrir avec. Le Christ ne serait-il pas avant tout le Christ de compassion ?
Face à la souffrance, on ne peut réagir ni avec un cour endurci ni avec la pitié, mais avec la seule compassion : sortir de soi-même pour s’approcher d’un autre avec la compassion du cour, c’est laisser transparaître un reflet de Dieu. Après une pause, frère Roger demande : Me suis-je fait comprendre un peu à propos de la souffrance ? Il répond lui-même : Peut-être un tout petit peu.
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Frère Roger croit que l’écoute est particulièrement importante dans ce mystère de communion qu’est l’Église. Et l’Église commence là où chacun vit. Chaque demeure, même une pauvre chambre, peut être un lieu de prière et d’humble écoute. De petites communautés provisoires de quelques personnes peuvent, sans pour autant habiter sous le même toit, devenir signes vivants du Christ de compassion. Elles peuvent être spécialement attentives aux plus démunis : les isolés, les enfants, les étrangers, les jeunes confrontés au chômage et inquiets pour leur avenir. Si ces petites communautés provisoires rejoignent au moins une fois par semaine la prière de la communauté paroissiale, pour une célébration qui rassemble toutes les générations, elles expriment leur désir de ne pas se refermer sur elles-mêmes et elles laissent pressentir l’universalité de la communion.
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Le Christ est venu pour tous, c’est une des convictions fondamentales de frère Roger, non seulement pour ceux qui vivent explicitement de lui mais pour ceux de toutes les nations, de toutes les races, de tous les âges : au jour du Samedi saint, n’est-il pas allé visiter même ceux qui sont morts sans avoir pu le connaître ? Et dans le cour de Dieu, l’Église n’est-elle pas aussi vaste que l’humanité ? Frère Roger a tellement aimé découvrir récemment cette prière que Saint Augustin adresse au Christ : Trop tard je t’ai aimé; et pourtant tu étais au dedans de moi, c’est moi qui étais dehors, c’est moi qui n’étais pas avec toi. Ainsi le Christ était présent en Augustin même dans la période de sa vie où il n’était pas encore croyant.
Quand on écoute frère Roger, on voit peu à peu se dessiner l’image qu’il a de l’humanité : une unique famille humaine, déchirée de multiples façons, mais au cour de laquelle le Christ est créateur de confiance et de réconciliation. A ses yeux, cette communion d’amour dans le Christ Ressuscité qui s’appelle l’Église porte en elle une semence d’amitié pour toute la communauté humaine. Pourquoi ? C’est qu’elle est le Corps de ce Christ qui est venu pour tous : Le Christ est avant tout communion. Il n’est pas venu sur la terre pour créer une religion de plus, mais offrir à tous une communion d’amour en lui.
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S’il est vrai que chacun perçoit les autres selon son propre cour, la vision que frère Roger a de l’humanité révèle les extraordinaires dimensions du sien. Dans les maux de l’humanité contemporaine, déjà il voit apparaître un au-delà aux difficultés du présent. L’être humain est créateur, insiste-t-il. Si ce qu’il crée aujourd’hui pollue l’eau et l’air, il cherchera demain les moyens d’y remédier. Dieu nous veut créateurs avec lui, il a pris ce risque.
De nos jours, dit frère Roger, l’analyse de l’humanité est souvent pessimiste. Une lecture pessimiste de l’histoire contemporaine donne de l’autorité à ceux qui l’expriment. A l’opposé, une lecture optimiste du monde n’est évidemment pas non plus convaincante, en présence des violences, des injustices. Frère Roger pense qu’un chrétien n’est ni optimiste ni pessimiste, ce ne pas là des réalités d’Évangile. Mais un chrétien sait que l’histoire n’est pas seulement une série de causes et d’effets mécaniques qui s’enchaînent de manière implacable. Des courants peuvent être infléchis, transformés, transfigurés. L’histoire laisse aussi leur place à des forces d’intuition.
A-t-il peur de l’avenir ? Que répond-il à ceux qui se demandent si, dans les années qui viennent, il y aura encore de la foi sur la terre ? Il constate que certains scientifiques, agnostiques ou non, discernent aujourd’hui dans leurs recherches des limites, des discontinuités, une part d’imprévisible. Le siècle du déterminisme se fait humble dans ses chercheurs compétents. Et tout laisse pressentir que le XXIème siècle sera attentif à une foi vivante. Pense-t-il que Taizé ait un rôle à jouer pour préparer ce XXIième siècle ? Une réponse se trouve dans ce qu’il a dit à ses frères lors de l’un de leurs conseils annuels :
« Face à l’urgence d’une présence d’Évangile au cour de la famille humaine, nous sommes conscients de la disproportion entre notre communauté et de vastes horizons qui s’ouvrent en cette veille d’un nouveau millénaire. »
Qui es-tu petite communauté de Taizé ? Serais-tu un instrument d’efficacité ? Non. Jamais. Si beau soit-il. Serais-tu un groupe d’hommes, réunis pour être humainement plus forts, en vue de réaliser leur propre projet ? Pas davantage. Mènerions-nous alors la vie commune seulement pour nous trouver bien ensemble. Non. La communauté en viendrait à son but en elle-même, et cela permettrait de s’y faire de petits nids. Être heureux ensemble ? Certes oui, mais toujours dans l’offrande de nos vies.
Qui es-tu, petite communauté de Taizé, répartie en divers lieux du monde ? Tu es avant tout une parabole de communion, un simple reflet de cette unique communion qu’est le Corps du Christ, son Église, et par là un ferment dans la famille humaine.
A quoi es-tu appelée ? Dans notre vie commune, il n’est possible d’avancer qu’en redécouvrant encore et toujours le miracle de l’amour, dans le pardon quotidien, la confiance du cour, la compassion, un regard de paix porté sur ceux qui nous sont confiés. S’éloigner du miracle du pardon et tout se perd, tout se dissipe.
Petite communauté de Taizé, quel peut bien être le désir de Dieu pour toi ? Être rendue vivante par l’approche de la sainteté du Christ.
Frère Roger se souvient alors de ces moments de plénitude dans la vie commune qui renvoient à ces paroles très anciennes : là où il y a l’amour, la charité du cour, là il y a Dieu. Là où il y a un amour qui pardonne avec compassion, sa présence est comme palpable.
Et comment Taizé va continuer ? Au fond frère Roger n’a pas d’autre réponse que de persévérer avec les jeunes qui viennent par dizaines de milliers sur la colline. Je ne sais pas comment les choses se sont développées d’une manière si imprévisible. Les premières années, je n’envisageais pas ce qui nous est arrivé Il sait surtout que, pour lui et ses frères, l’essentiel est de persévérer dans l’attente contemplative de Dieu.
Pense-t-il parfois à sa rencontre avec le Christ au dernier jour ? Que me sera-t-il demandé, dans ce premier face à face dont je ne sais pas grand-chose, si ce n’est qu’il en inaugurera d’autres, pour un temps sans limites ? Se représenter par l’imagination les réalités ultimes ne conduit nulle part. Pourtant, si je pense à ce dialogue du dernier, ne vais-je pas entendre le Christ me dire .quant à la communauté, beaucoup l’ont appréciée pour son ouverture, pour l’échange mené entre les humains. Mais, plus que ce partage, j’ai considéré comme valeur première votre attente contemplative. Vous avez cherché à être parmi les humains et pour eux, des signes de l’invisible. Cette attente se situait au-delà des dons de l’intelligence. Elle a été rendue possible à chacun, à celui même qui se croyait le plus démuni. Elle fut ce qu’il y avait en vous de plus clair. Oui, l’essentiel, ce fut le combat intime, vécu dans une création commune de chaque jour.