Née à Paris dans une famille juive, Simone Weil entendait se placer du côté des faibles et des opprimés, contre toute forme de violence. Disciple d’Alain, élève de l’École Normale Supérieure, agrégée de philosophie (1931), ouvrière chez Renault (1934-1935), engagée dans les Brigades internationales (1936), ouvrière agricole (194)1, elle quitta la France (1942) pour New York puis Londres où elle travailla pour la «France Libre ». Atteinte de tuberculose, elle refusa de se nourrir, désirant partager la souffrance des Français demeurés au pays, et mourut le 24 août 1943 au Grosvenor Sanatorium.
L’amour du prochain (suite)
Cette opération est au même degré contre nature chez un homme qui n’a pas connu le malheur et ignore ce que c’est, et chez un homme qui a connu ou pressenti le malheur et l’a pris en horreur.
Il n’est pas étonnant qu’un homme qui a du pain en donne un morceau à un affamé. Ce qui est étonnant, c’est qu’il soit capable de le faire par un geste diffèrent de celui par lequel on achète un objet. L’aumône, quand elle n’est pas surnaturelle, est semblable à une opération d’achat. Elle achète le malheureux.
Quoi qu’un homme veuille, dans le crime comme dans la vertu la plus haute, dans les soucis minuscules comme dans les grands desseins, l’essence de son vouloir consiste toujours en ceci qu’il veut d’abord vouloir librement. Vouloir l’existence de cette faculté de libre consentement chez un autre homme qui en a été privé par le malheur, c’est se transporter dans l’autre, c’est consentir soi-même au malheur, c’est-à-dire à la destruction de soi-même. C’est se nier soi-même. En se niant soi-même, on devient capable après Dieu d’affirmer un autre par une affirmation créatrice. On se donne en rançon pour l’autre. C’est un acte rédempteur.
La sympathie du faible pour le fort est naturelle, car le faible en se transportant dans l’autre acquiert une force imaginaire. La sympathie du fort pour le faible, étant l’opération inverse, est contre nature.
C’est pourquoi la sympathie du faible pour le fort est pure seulement si elle a pour unique objet la sympathie de l’autre pour lui, au cas où l’autre est vraiment généreux. C’est là la gratitude surnaturelle, qui consiste à être heureux d’être l’objet d’une compassion surnaturelle. Elle laisse la fierté absolument intacte. La conservation de la fierté véritable dans le malheur est elle aussi chose surnaturelle. La gratitude pure comme la compassion pure est essentiellement consentement au malheur. Le malheureux et son bienfaiteur, entre qui la diversité de la fortune met une distance infinie, sont un dans ce consentement. Il y a amitié entre eux au sens des Pythagoriciens, harmonie miraculeuse et égalité.
En même temps l’un et l’autre reconnaissent de toute leur âme qu’il est meilleur de ne pas commander partout où on en a le pouvoir, Cette pensée, si elle occupe toute l’âme et gouverne l’imagination, laquelle est la source des actions, cette pensée constitue la vraie foi. Car elle rejette le bien hors de ce monde, où sont toutes les sources de puissance ; elle reconnaît le bien comme le modèle du point secret qui se trouve au centre de la personne humaine et qui est le principe de renoncement.
Même dans l’art et la science, si la production de second ordre, brillante ou médiocre, est extension de soi, la production de tout premier ordre, la création, est renoncement à soi. On ne discerne pas cette vérité, parce que la gloire mélange et recouvre indistinctement de son éclat les productions du premier ordre et les plus brillantes du second ordre, en donnant même souvent l’avantage à celles-ci.
La charité du prochain, étant constituée par l’attention créatrice, est analogue au génie. L’attention créatrice consiste à faire réellement attention à ce qui n’existe pas. L’humanité n’existe pas dans la chair anonyme inerte au bord de la route. Le Samaritain qui s’arrête et regarde fait pourtant attention à cette humanité absente, et les actes qui suivent témoignent qu’il s’agit d’une attention réelle.
La foi, dit saint Paul, est la vue des choses invisibles. Dans ce moment d’attention, la foi est présente aussi bien que l’amour.
De même un homme qui est entièrement à la discrétion d’autrui n’existe pas. Un esclave n’existe pas, ni aux yeux du maître, ni a ses propres yeux Les esclaves noirs d’Amérique, quand ils se blessaient par accident le pied ou la main, disaient: «Cela ne fait rien, c’est le pied du maître, la main du maître. » Celui qui est entièrement privé des biens, quels qu’ils soient, dans lesquels est cristallisée la considération sociale n’existe pas. Une chanson populaire espagnole dit en mots d’une merveilleuse vérité: «Si quelqu’un veut se faire invisible, il n’a pas de moyen plus sûr que de devenir pauvre.» L’amour voit l’invisible. Dieu a pensé ce qui n’était pas, et par le fait de le penser l’a fait être. A chaque instant, nous existons seulement du fait que Dieu consent à penser notre existence, quoiqu’en réalité nous n’existions pas. Du moins c’est ainsi que nous nous représentons la création, humainement et par suite faussement, mais cette imagerie enferme de la vérité. Dieu seul a ce pouvoir, de penser réellement ce qui n’est pas. Seul Dieu présent en nous peut réellement penser la qualité humaine chez les malheureux, les regarder vraiment d’un regard autre que celui qu’on accorde aux objets, écouter vraiment leur voix comme on écoute une parole. Eux s’aperçoivent alors qu’ils ont une voix ; autrement ils n’auraient pas l’occasion de s’en rendre compte.
Autant il est difficile d’écouter vraiment un malheureux, autant il lui est difficile de savoir qu’il est écouté seulement par compassion.
L’amour du prochain est l’amour qui descend de Dieu vers l’homme. Il est antérieur à celui qui monte de l’homme vers Dieu. Dieu a hâte de descendre vers les malheureux. Dès qu’une âme est disposée au consentement, fût-elle la dernière, la plus misérable, la plus difforme, Dieu se précipite en elle pour pouvoir, à travers elle, regarder, écouter les malheureux. Avec le temps seulement elle prend connaissance de cette présence. Mais ne trouverait-elle pas de nom pour la nommer, partout où les mal heureux sont aimés pour eux-mêmes, Dieu est présent.
Dieu n’est pas présent, même s’il est invoqué, là où les malheureux sont simplement une occasion de faire le bien, même s’ils sont aimés à ce titre. Car alors ils sont dans leur rôle naturel, dans leur rôle de matière, de chose. Ils sont aimés impersonnellement. Et il faut leur porter, dans leur état inerte, anonyme, un amour personnel.
C’est pourquoi des expressions comme aimer le prochain en Dieu, pour Dieu, sont des expressions trompeuses et équivoques. Un homme n’a pas trop de tout son pouvoir d’attention pour être capable simplement de regarder ce peu de chair inerte et sans vêtements au bord de la route. Ce n’est pas le moment de tourner la pensée vers Dieu. Comme il y a des moments où il faut penser à Dieu en oubliant toutes les créatures sans exception, il y a des moments où en regardant les créatures il ne faut pas penser explicitement au Créateur. Dans ces moments la présence de Dieu en nous a pour condition un secret si profond qu’elle soit un secret même pour nous. n y a des moments où penser à Dieu nous sépare de lui. La pudeur est la condition de l’union nuptiale.
Dans l’amour vrai, ce n’est pas nous qui aimons les malheureux en Dieu, c’est Dieu en nous qui aime les malheureux. Quand nous sommes dans le malheur, c’est Dieu en nous qui aime ceux qui nous veulent du bien. La compassion et la gratitude descendent de Dieu, et quand elles s’échangent en un regard, Dieu est présent au point où les regards se rencontrent. Le malheureux et l’autre s’aiment à partir de Dieu, à travers Dieu, mais non pas pour l’amour de Dieu ; ils s’aiment pour l’amour l’un de l’autre. Cela est quelque chose d’impossible. C’est pourquoi cela ne s’opère que par Dieu. Celui qui donne du pain à un malheureux affamé pour l’amour de Dieu ne sera pas remercié par le Christ. Il a déjà eu son salaire dans cette seule pensée. Le Christ remercie ceux qui ne savaient pas à qui ils donnaient à manger. Au reste le don n’est qu’une des deux formes possibles de l’amour des malheureux. Le pouvoir est toujours le pouvoir de faire du bien et du mal. Dans un rapport de forces très inégales, le supérieur peut être juste à l’égard de l’inférieur soit en lui faisant du bien avec justice, soit en lui faisant du mal avec justice. Dans le premier cas il y a aumône ; dans le second cas il y a châtiment.
Le châtiment juste, comme l’aumône juste, enveloppe la présence réelle de Dieu et constitue quelque chose comme un sacrement. Cela aussi est indiqué clairement dans l’Évangile. Cela est exprimé par les mots : «Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre. » Le Christ seul est sans péché. Le Christ a épargné la femme adultère. La fonction du châtiment ne convenait pas à l’existence terrestre qui allait se terminer sur la croix. Mais il n’a pas prescrit d’abolir la justice pénale. Il a permis qu’on continuât à jeter des pierres. Partout où on le fait justement, c’est donc lui qui jette la première.
Et comme il réside dans le malheureux affamé qu’un juste nourrit, il réside. aussi dans le malheureux condamné qu’un juste punit, ne l’a pas dit mais il l’a suffisamment indiqué en mourant comme un condamné de droit commun. II est le modèle divin des repris de justice. Comme les jeunes ouvriers dans la JOC s’enivrent de l’idée que le Christ a été l’un des leurs les repris de justice pourraient légitimement goûter la même ivresse. 0 faudrait seulement le leur dire, comme on le dit aux ouvriers. En un sens le Christ est plus proche d’eux que des martyrs.
La pierre qui tue, le morceau de pain qui nourrit ont exactement la même vertu si le Christ est présent au point de départ et au point d’arrivée. Le don de la vie, le don de la mort sont équivalents.