Ils sont souvent imprévus. Ils sont toujours éprouvants. Les mots pour les dire ne manquent pas : désert, tunnel, sécheresse, nuit, aridité, stérilité, piétinement. Et comment, et pourquoi la vie spirituelle serait-elle à l’abri de ces passages qui jalonnent toute vie ?
La nécessité et la fécondité de ces passages à vide sont un des grands mystères de la condition humaine. Comment le sens émerge-t-il du chaos ? Pourtant, les témoignages abondent dans toutes les traditions : ces moments inscrits en creux dans nos existences ressemblent à des tremplins. Il font toucher le fond, la limite, et font rebondir. Ailleurs et autrement. Les nombreuses études sur le processus créateur réalisées vers le milieu du 20e siècle, ont révélé non seulement la constante, mais la nécessité de ces heures vertigineuses ou de ces mois angoissants : toutes les idées qui viennent en deçà sont convenues, prévisibles, à la limite banales; tout ce qui jaillit au delà est nouveauté, surprise, création.
« La nature, dit-on, a horreur du vide ». C’est sûrement vrai aussi pour les personnes. Angoisse dans le noir, et voilà qu’il y a toujours une lampe qui brille. Panique face au silence, et voilà la radio ou la télé allumée à longueur de journée. Trouble quand on a une question, et voilà qu’on s’accroche à la première réponse venue. Désarroi face à l’absence de résultats, et voilà la poursuite de formules magiques.
Bien sûr, il y a des vides coupables, dus à la paresse et à la négligence. Il n’y a pas que la cigale de la fable pour le savoir. Jésus parle de ces jeunes filles prises au dépourvu quand le fiancé arrive tardivement, parce qu’elles n’ont pas prévu une provision suffisante d’huile pour leur lampe (Matthieu 25 1-13). Mais il y a aussi les vides qui signalent l’approche d’une vérité. À mesure qu’on se dépouille des erreurs et des illusions, des approximations et des images qui rassurent à bon compte, on se retrouve dans une plus grande nudité de l’esprit. Voilà pourquoi il n’est pas rare d’avoir le sentiment de se retrouver dans une impasse alors qu’on a pourtant pris les décisions qu’il fallait courageusement prendre, mené les nécessaires combats et marché dans la bonne direction.
« L’impasse, disait le penseur québécois Jean Bédard au cours d’un séminaire tenu à l’été 2003, est l’outil le plus puissant de la croissance spirituelle dans la mesure où je tiens. Juste tenir me produit ».
Mais comme il est difficile de simplement se tenir là. Qu’il est ardu de ne pouvoir qu’attendre. Qu’il est pénible de concentrer son attention sur ce qui vient mais demeure absent. Qu’il est exigeant d’habiter une promesse. Et pourtant, on sent bien que déserter ce moment, ce serait tout perdre. « Les rendez-vous que l’on cesse d’attendre existent-ils dans quelque autre univers ? » (Gilles Vigneault)
Le moine se tient accroupi, immobile. Il sait que dans cinq secondes, ou cinq minutes, ou cinquante minutes, quelqu’un va frapper une cloche. Sans se laisser distraire du vide, il guette l’arrivée du son. L’amoureuse de la nature se tient debout au bord du lac. Elle sait que, dans une minute, ou deux, ou deux et demi, le soleil ou la lune va surgir de derrière l’horizon. Sans détourner les yeux, elle guette le premier rayon de la lumière. Le pêcheur est assis dans son embarcation, sa ligne est tendue, et il sait que dans dix secondes ou dans deux heures, il va sentir une série de petits coups. Sans relâcher son attention, il se tient prêt.
Voilà. C’est ça. Dans les itinéraires spirituels authentiques, viennent toujours un ou des moments où il n’y a plus de route. Un ou des moments où on est devant un fleuve ou un ravin infranchissable. C’est le temps de l’attente. L’attente de Dieu, Celui-qui-vient. On avait perçu son appel mystérieux, on s’était mis en route vers lui, et il a pris du prix à chaque pas que l’on faisait vers lui. Et qui, maintenant, il en prend davantage à chaque heure où il se fait encore attendre.
« Heureux, dit Jésus, les serviteurs que le maître trouvera en état d’attente quand il viendra. En vérité, je vous le dis, il attachera sa ceinture, les fera asseoir pour le repas et il viendra les servir lui-même. » (Luc 12 37)