Heureux, vous les pauvres»: ainsi se présente chez Luc (6,20) la première béatitude(6,20). On voit mal comment le bonheur des pauvres pourrait consister dans le fait même d’être pauvres.
Le bonheur des pauvres, on le pressent, tient plutôt au motif énoncé dans la suite: «…car le Royaume de Dieu est à vous». Mais, au fait, quel lien y a-t-il exactement entre le Royaume et les pauvres? Un psaume s’avère là-dessus particulièrement parlant.
Le roi pour les pauvres
Il s’agit du psaume 72 (71), qui se présente comme une prière en faveur du roi d’Israël. Peut-être était-il récité le jour où entrait en fonction un nouveau roi. Tout en intercédant pour lui, le psaume lui trace clairement son programme. Le rôle d’un bon roi, proclame-t-il, c’est de voir à ce que tous sans exception puissent jouir de la justice. Les puissants et les riches étant en général capables de s’occuper d’eux-mêmes et, par ailleurs, portés parfois à profiter des plus faibles, le roi sera particulièrement attentif à ces derniers. On attend donc de lui qu’il se fasse le protecteur des petits, qu’il sache défendre jusqu’aux plus pauvres d’entre les pauvres, la veuve, l’orphelin, incapables de faire valoir eux-mêmes leurs droits:
O Dieu, donne au roi ton jugement,
à ce fils de roi ta justice.
Qu’il rende à ton peuple sentence juste
et jugement à tes petits. (…)
Avec justice il jugera le petit peuple,
il sauvera les fils de pauvres,
il écrasera leurs oppresseurs. (…)
Il délivra le pauvre qui appelle
et le petit qui est sans aide;
compatissant au pauvre et au faible,
il sauvera la vie des pauvres.
(Ps 72, versets 1-2, 4, 12-13)
C’est donc à son souci des pauvres que se reconnaît un bon roi. A vrai dire, cette conception n’a rien de propre à Israël. Celui-ci l’a empruntée, en même temps que l’institution royale. Sept siècles au moins avant David, Hammourabi, roi de Babylone, se désignait fièrement comme «Roi de justice», établi, disait-il, «pour faire prévaloir la justice dans le pays, pour que le fort ne puisse pas opprimer le faible, que la justice soit accordée à l’orphelin et à la veuve». De siècle en siècle, des accents semblables se répercutent en Egypte, en Assyrie et dans tout le Proche-Orient ancien. Un bon règne s’avère ce qu’il doit être lorsque, comme le précise au 7e s. avant Jésus Christ une certaine littérature de cour assyrienne, «les captifs sont libérés, les malades depuis longtemps ont retrouvé la santé, les affamés sont rassasiés, les amaigries sont devenus gras, ceux qui étaient nus sont revêtus d’habits».
Règnes des rois et règne de Dieu
Tout importée qu’elle soit, la conception du roi dont témoigne le psaume 72 n’en reçoit pas moins de la foi d’Israël une coloration particulière. «Donne au roi la justice»: pour le peuple de la Bible, le roi humain n’est en quelque sorte que le lieutenant terrestre de Yahvé et sa justice doit se modeler sur celle de Dieu lui-même. Quand ils dénoncent inégalités, exploitations, abus ou injustices, quand ils s’en prennent à ce propos à la négligence ou à l’incurie des rois, les prophètes d’Israël ne le font pas au nom d’une idéologie royale universelle ou d’un idéal humain de justice, mais au nom de la foi en Dieu, conçu comme le seul Roi, dont la justice n’exclut véritablement personne. A côté des psaumes qui, comme le psaume 72, énoncent l’idéal des rois humains, il y a ceux qui, comme le psaume 146, célèbrent le Règne de Yahvé et sa sollicitude qui s’étend jusqu’aux plus petits:
…il rend justice aux opprimés,
il donne aux opprimés du pain,
le Seigneur délie les enchaînés,
il rend les aveugles voyants.
Le Seigneur redresse les courbés,
le Seigneur protège les étrangers,
il soutient la veuve et l’orphelin.
Le Seigneur aime les justes
mais détourne la voie des impies,
le Seigneur règne pour les siècles,
ton Dieu, ô Sion, d’âge en âge (Ps 146, 7-10).
«Le temps est accompli: le Règne de Dieu s’est approché»
Pour parler de l’intervention décisive de Dieu en faveur de son peuple, Jésus recourut comme naturellement à l’image du Règne. C’était tout dire. Un bon règne, tous le savaient depuis longtemps, se manifeste à ce qu’il ne laisse personne de côté; le Roi dont Jésus annonce l’intervention de salut est Dieu lui-même. Il ne restait qu’à conclure: dans ce cas, les pauvres ne peuvent qu’avoir priorité, heureux sont-ils! Ceux que, dans toutes les sociétés, on a tendance à exclure du bonheur, Dieu, lui, ne les exclut pas. Avec lui, tous ont leur chance, puisque Dieu ne fait pas de différences. Ou, s’il en fait, celles-ci, pour une fois, jouent en faveur des pauvres et des défavorisés.
«Heureux, vous les pauvres, car le Règne de Dieu est à vous»: Jésus ne pouvait qu’être compris par des gens dont la prière, depuis toujours, se nourrissait des psaumes. Heureux, vous les pauvres, devaient-ils saisir aussitôt, non pas parce que vous êtes pauvres. Pas davantage parce que vous êtes meilleurs que les autres ou mieux disposés à l’égard de Dieu. Heureux êtes-vous, parce que, maintenant, Dieu veut faire du nouveau et que lui, tel un bon Roi, éprouve un faible à votre égard.